« Jamais République n’a été ni plus grande, ni plus peuplée, ni plus libre, ni plus glorieuse. Elle s’étend par toute la terre et est composée de gens de toutes les nations, de toute condition, de tout âge, de tout sexe […]. On y parle toutes sortes de langues vivantes et mortes […] ».
Voici sans doute, sous la plume de Vigneul-Marville (v. 1635-1704), l’une des plus célèbres définitions de la République des lettres. Jusqu’à la fin du xviiie siècle, elle est l’espace de référence de tous les lettrés européens, omniprésente dans leurs esprits et leurs écrits. Espace dilaté aux dimensions de l’Europe et du monde, elle est marquée par un sentiment de fraternité universelle et de collaboration dans la construction des savoirs – qui ne peuvent se limiter aux travaux d’un seul, qu’il s’intéresse à la physique, la botanique, la philologie, la grammaire, la philosophie ou la poésie.
Universalité et territorialité
Le monde et le cabinet, l’idéal et la réalité : voilà les deux espaces entre lesquels évoluent les républicains des lettres. Ils se qualifient volontiers de citoyens « de tout l’univers » (Peiresc). Contre le cloisonnement des États dont les frontières se rigidifient au fil des guerres, la République des lettres met en avant sa dimension universelle et unitaire, y compris par-delà les siècles, avec les auteurs du passé. Elle ignore les frontières géographiques, temporelles, mais aussi confessionnelles – renouvelant en quelque sorte l’ancienne Respublica christiana médiévale. La tolérance est un maître mot de ses membres, qui se vivent comme une communauté méritocratique d’égaux, agissant pour le bien commun de l’humanité.
Cela n’empêche pas une forme de compétition pour la prépondérance, qui s’incarne notamment dans un « cosmopolitisme patriotique » (L. Daston). Au xviie siècle, la France (et Paris) et les Provinces-Unies polarisent la République ; au xviiie siècle, Londres ou Édimbourg s’imposent. Son espace géographique et social reste cloisonné, notamment par les identités religieuses : dans l’espace germanique, les circuits universitaires réformés (Wittenberg, Leipzig, Heidelberg) ne coïncident pas forcément avec les catholiques (Dôle, Ingolstadt, Fribourg).
Tout utopique qu’elle soit, la République des lettres s’incarne dans des lieux. Elle s’ancre dans un territoire, avec ses pôles, ses itinéraires et ses sociabilités. Les universités ou les collèges – sièges de la transmission du savoir – sont de ceux-ci. Les académies scientifiques, plus ou moins formalisées, en constituent les citadelles, de l’Accademia del Cimento florentine (1657) à l’Académie des sciences (1666) et la Royal Society (1660). Ces lieux sont en réalité de nature très variée : les ateliers typographiques, les coffee houses londoniens arpentés par des membres de la Société royale, mais aussi les collections et les bibliothèques, celle, par exemple, de Jacques-Auguste de Thou où se constitue l’académie des frères Dupuy – autant de laboratoires de la République des lettres.
La communication comme idéal, la circulation comme identité
Une éthique commune et des règles de civilité partagées unifient les citoyens de la République des lettres. Le dévouement au bien public et donc la transmission du savoir sans entrave constituent un impératif. Les obstacles sont pourtant nombreux, de la censure (civile ou religieuse) aux difficultés matérielles des circulations postales, en passant par les controverses qui alimentent le dialogue autant qu’elles le stérilisent.
Le premier mode de ces échanges est le voyage. Il s’incarne dans les circuits de formation que sont la peregrinatio academica et le « Grand Tour ». Les soubresauts politiques européens des xviie et xviiie siècles, de la guerre de Trente Ans à la Révocation de l’édit de Nantes ou à la suppression de l’ordre jésuite, jettent aussi sur les routes de nombreux lettrés qui agissent comme autant de « diplomates de la République des lettres » (L. Daston).
Le mode privilégié des échanges reste cependant l’écrit – en particulier la lettre. Elle prolonge la sociabilité scientifique dans l’absence mais autorise aussi les rencontres. Un des moyens de contourner les frais de port élevés est de confier les lettres, voire des ouvrages, à des étudiants heureux de pouvoir jouer le rôle de passeur en échange de recommandations. La correspondance donne corps à la République des lettres, elle irrigue toutes ses provinces, centrales comme périphériques, et produit une « epistolary etiquette » (A. Grafton). Son importance s’exprime dans le musée romain d’Athanasius Kircher (1602-1680), le jésuite aux 760 correspondants, qui expose ses lettres au milieu des merveilles de la Création. Certains républicains des lettres constituent des nœuds de ce réseau épistolaire et servent de lien entre savants. Nicolas-Claude Fabri de Pereisc (1580-1637) ne publie ainsi aucun ouvrage, mais s’impose ainsi comme un membre à part entière de la République par sa position d’intermédiaire et d’animateur des études orientalistes.
La correspondance véhicule l’information savante et nourrit les livres et les périodiques, ces organes de la circulation internationale des savoirs. Les lettres d’Henry Oldenburg (1619-1677), secrétaire de la Royal Society, servent ainsi de trame à la création des Philosophical Transactions, en 1665. Le journal institutionnalise l’art de la lettre et instaure un système de réciprocité : la parution est une récompense pour les correspondants, qui sont incités à envoyer de nouvelles lettres pour partager leurs expériences, alimentant donc le journal.
La lingua franca de cet espace est et reste le latin. Il est le « langage lettré » par excellence, encore pour Thomas Hobbes ou Isaac Newton au xviie siècle. Il est privilégié pour sa dimension sociale, en tant que langue de la reconnaissance entre pairs, signe de distinction du cosmopolite. Malgré l’affirmation des langues nationales dans les périodiques savants, certains continuent d’être créés en latin pour faciliter leur circulation internationale : c’est le cas des Acta eruditorum, fondés à Leipzig en 1682, ou des Acta upsalensis suédois. Au xviiie siècle, dans le discours préliminaire de l’Encyclopédie, d’Alembert regrette la perte à venir de cette lingua franca, constatant le morcellement de l’Europe savante en une Babel de langues. L’une d’entre elles concurrence plus que les autres la position du latin : le français. Il est adopté, en 1745, comme langue de travail et de publication de ses mémoires par l’Académie de Berlin de Frédéric II, « car les limites du pays latin se resserrent à vue d’œil » (J. H. S. Formey).
République des lettres, République des sciences
La République « universelle » n’empêche pas la constitution de provinces particulières : République des astronomes, des mathématiciens... Elle fait naître, très progressivement à partir du xviie siècle, des disciplines différenciées. Une dichotomie entre lettres et sciences s’affirme en particulier. Les critères de légitimation de ces dernières deviennent peu à peu une norme et d’Alembert, dans son Essai sur la société des gens de lettres (1753), blâme le jargon et le « langage entortillé » de ces derniers. L’expression « empire des sciences » vient, dès les années 1740, concurrencer celle de République des lettres. Elle dit une forme de fragmentation disciplinaire mais aussi nationale : l’empire appelle un empereur et la lutte est féroce pour obtenir cette position, entre Français et Anglais en particulier. Les académies jouent le rôle de bastions avancés de cette opposition politico-scientifique.
Il faut attendre le xixe siècle pour que la séparation s’impose totalement. Jusque-là, des acteurs aux identités variées (littérateurs, érudits, physiciens) persistent précisément à se rassembler sous une bannière commune. Ce n’est que dans les années 1830 que le scientifique (professionnel) vient remplacer le savant (amateur) dans l’Europe des savoirs, et que les disciplines se substituent à une République des lettres transdisciplinaire.