Le xviiie siècle est une période de foisonnement inventif. Les historiens y ont longtemps vu les débuts de la révolution industrielle, suivant un récit déterministe qui faisait une large part aux grandes inventions comme la machine à vapeur. L’invention était réduite au machinisme, aux gains de productivité et à une perspective strictement économique. Les relectures actuelles privilégient deux autres approches. D’une part, elles mettent en valeur la multiplicité des micro-inventions, qui ont mobilisé toutes les couches du monde du travail, y compris l’artisanat, et impliqué des publics élargis. D’autre part, elles insistent sur la culture de l’invention développée grâce à des dispositifs institutionnels puissants et à de nouvelles formes de médiation (sociétés, presse, démonstrations). C’est pourquoi étudier les inventions à cette période suppose de prendre ses distances avec la vision linéaire des prémices de la « révolution industrielle » pour faire émerger les spécificités d’un autre temps fort, celui des Lumières.

Jacques Vaucanson, Métier à tisser les étoffes façonnées de Vaucanson destiné à remplacer l’ancien métier à la tire (1746). Musée des arts et métiers. Photographie Frédéric Bisson. Source : www.flickr.com
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Le xviiie siècle est une période de modernisation technique. Ce sont les débuts de la mécanisation du textile (navette volante, jenny, water-frame) en même temps que se diffuse la fabrication de cotonnades imprimées, avec le recours croissant à des produits chimiques comme le chlore (eau de Javel) : de là naissent les indiennes, un article phare de l’essor de la consommation à l’époque des Lumières. L’industrie lourde est aussi transformée par l’utilisation du charbon de terre, avec la première coulée de fonte au coke en Angleterre en 1709. Le développement minier s’accompagne de l’installation de machines à feu pour pomper l’eau souterraine, dont la plus aboutie est la machine à vapeur de James Watt (1769). Au-delà de ces « grandes » inventions qui ont été au centre du récit classique de la révolution industrielle, les travaux actuels mettent en valeur la multiplicité de micro-inventions (alliages, plaqués, vernis, produits innovants comme les lampes, les montres, les articles portatifs, etc.). Les causes de ce foisonnement sont multiples. Au-delà de la croissance démographique et de l’essor de marchés, les historiens mettent en valeur une culture de l’invention, favorisée par des dispositifs institutionnels et de nouvelles médiations.

La politisation de l’invention

Depuis la fin du Moyen Âge en Europe, existe une tradition de soutien des États et des grands à l’invention. Venise innove avec une loi en 1474 : l’inventeur, après examen, obtient un privilège exclusif de dix ans qui le protège de la contrefaçon. Ce droit se développe ailleurs en Europe, dès le xvie siècle en France et en Angleterre (patents). Associé à des financements et divers avantages, il est au fondement des politiques d’innovation des États, en lien avec l’essor des cours, des guerres et du mercantilisme. Sous Colbert, la création des manufactures royales va de pair avec celle de l’Académie des sciences en 1666 dont l’une des fonctions devient l’examen des inventions.

Cet héritage reçoit une nouvelle impulsion au xviiie siècle lorsque la monarchie éclairée place ses espoirs de réforme dans les inventions. Steven L. Kaplan évoque une « technologie politique », c’est-à-dire une politisation de la technique. Le Bureau du commerce, créé en France en 1722, gère les demandes de privilèges et de subventions de la part d’inventeurs. La technique est prise dans un projet politique.

La carrière de Jacques Vaucanson (1709-1782) peut l’illustrer. Fils d’artisan, fabricant d’automates, Vaucanson est remarqué dans les salons mondains par de grands commis de l’État. Il est recruté comme inspecteur des manufactures pour les soieries avec mission de réformer le secteur. Élu académicien (1746), il évalue les inventions d’artisans qui s’adressent au Bureau du commerce tout en inventant au service de l’État : métiers à tisser les riches étoffes façonnées, avec essais d’automatisation, tours à dévider les cocons pour tirer le fil de soie, machines-outils. À sa mort en 1782, son atelier, installé à l’hôtel de Mortagne, rue de Charonne, devient le premier dépôt officiel de machines pour les inventions récompensées ou privilégiées en même temps qu’un centre expérimental. Lors de la Révolution, son outillage constitue le noyau des collections du Conservatoire des arts et métiers (1794).

Les patents et le capitalisme industriel

La situation est bien différente du système des patents britanniques, jamais soumis à un examen. L’hostilité du Parlement au pouvoir royal explique que le gouvernement soit tenu à l’écart, de même que la Royal Society of London (1660), académie anglaise. Le patent est, en revanche, un titre payant et comme il est peu garanti par l’État, il faut aller devant les tribunaux pour assurer son droit, ce qui est coûteux. Au xviiie siècle, les patents conviennent aux industriels innovateurs qui peuvent investir dans cette ressource juridique, de plus en plus nécessaire quand s’intensifie la concurrence.

Un exemple emblématique est celui de James Watt et de la machine à vapeur, pour laquelle il prend un patent en 1769. Fabricant d’instruments employé à l’université de Glasgow, dès les débuts, il cherche des partenaires pour exploiter son invention. Grâce à son patent, il s’associe au métallurgiste écossais John Rœbuck. Cependant, Rœbuck fait faillite. Watt se tourne alors vers un autre financeur, Matthew Boulton, industriel à Birmingham, en 1774. Comme à cette date il ne reste que dix ans d’exploitation du patent, Boulton hésite à investir. En 1775, Watt et Boulton obtiennent une extension du patent par acte privé du Parlement pour 25 ans. Le cadre de l’innovation pour la machine à vapeur est celui du capitalisme industriel appuyé par les patents et accompagné d’un intense lobbying. Pour les autres inventeurs, le système est ruineux. C’est pourquoi des inventeurs anglais tentent leur chance en France, comme John Kay qui s’y installe et bénéficie de multiples gratifications. Mais c’est au prix d’examens répétés et incertains de ses inventions.

La fin du siècle voit dès lors s’affirmer une contestation de la gestion de l’innovation de part et d’autre de la Manche, sous l’impulsion de nouvelles sociabilités.

Inventions, culture et société

Au xviiie siècle, apparaissent en Europe des opportunités nouvelles pour les inventeurs grâce à une cinquantaine de sociétés novatrices, ouvertes aux artisans, pour certaines aussi aux femmes, et liées à la franc-maçonnerie. C’est en Angleterre que le modèle connaît le plus de succès avec la Society of Arts de 1754. C’est une société privée, qui mêle dignitaires, gentry, savants, amateurs et professionnels au nom d’un investissement collectif dans le progrès. Le modèle est ouvert, « à l’anglaise », porté par les capacités de la société civile à se mobiliser. La Society of Arts appuie les inventeurs modestes et privilégie la circulation d’informations. Les transactions manuscrites et imprimées sont nourries des lettres d’inventeurs et constituent un espace de communication (aussi féminin). La Society of Arts construit un public d’inventeurs et inspire les milieux progressistes en France.

Les années 1770-1780 sont marquées par la création de sociétés d’amateurs qui jouent un rôle majeur dans l’essor de la « science publique » (hors académies). C’est par exemple la Société de l’abbé Baudeau, 1776-1779, qui rassemble les élites éclairées, le salon de Pahin de la Blancherie, 1778-1788, qui se dote d’un journal, les Nouvelles de la République des Lettres et des Arts, et examine en séance publique les inventions d’artisans, souvent éconduits par le gouvernement et l’Académie. À l’arrière-plan, se tient l’émergence de nouvelles médiations grâce à l’essor de la presse, des cours publics et des démonstrations d’inventions dans les boutiques. Ce sont les nouveaux lieux de légitimation des inventions. C’est aussi une culture participative qui promeut l’échange et la publicisation des savoirs et favorise les pratiques inventives dans des publics élargis dont les principaux acteurs sont les artisans.

Sous la Révolution française, les inventeurs se mobilisent dans de nouvelles sociétés qui appuient la reconnaissance de la propriété intellectuelle comme un droit naturel. C’est le fondement du brevet d’invention, créé en 1791 suivi de la chute des académies (1793). L’inventeur devient une figure de la modernité comme l’atteste l’entrée de la statue de James Watt à Westminster en 1824, véritable défi à la culture aristocratique et militaire. La promotion de l’inventeur est cependant à saisir dans ses multiples filiations, depuis le xve siècle et à l’échelle européenne.

Citer cet article

Liliane Hilaire-pérez , « Inventions et inventeurs au xviiie siècle », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 23/06/20 , consulté le 12/10/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/14133

Bibliographie

Hilaire-Pérez, Liliane, L’invention technique au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel (coll. « Bibliothèque de l’évolution de l’humanité »), 2000.

Hilaire-Pérez, Liliane, Simon, Fabien, Thébaud-Sorger, Marie (dir.), L’Europe des sciences et des techniques. Un dialogue des savoirs, xve-xviiie siècle, Rennes, PUR, 2016.

MacLeod, Christine, Inventing the Industrial Revolution : The English Patent System, 1660-1800, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.

Van Damme, Stéphane (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, t. 1. De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 2015.

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