Les guerres de l’imprimé en Europe au XVIe siècle

L’imprimé joue un rôle central dans les conflits politico-religieux en Europe au xvie siècle. Les réformateurs protestants aussi bien que les défenseurs de l’Église catholique y voient un instrument efficace pour réveiller les consciences, instruire les populations et gagner leur soutien. La politisation des conflits religieux encourage la production et la diffusion de textes qui justifient les soulèvements contre les autorités, expliquent les actions de ces dernières et formulent des théories politiques. La campagne de publications organisée par de véritables spécialistes de l’écriture devient un élément indispensable pour toute mobilisation. Quoique les tirages soient encore relativement modestes par rapport à la masse de la population majoritairement analphabète, les imprimés exercent une influence importante car ils ciblent les élites dotées du pouvoir d’action et capables de servir de relais vers les formes orales de la diffusion de l’information.

Le Passional Christi und Antichristi (Wittenberg, 1521) oppose des épisodes de la vie du Christ et le comportement du pape-antéchrist à travers de petits textes allemands de Luther, illustrés de gravures de Lucas Cranach. Ici, un verset de l’évangile de Jean évoque le couronnement d’épines. En face, le pape, utilise une pseudo-loi de Constantin pour se faire couronner comme un empereur avec la tiare et la pourpre.
Sommaire

Avec le développement de l’imprimerie, les Européens du xvie siècle vivent ce qu’on pourrait qualifier de première révolution médiatique. Ils sont persuadés que l’imprimé constitue une arme redoutable au service de la cause politique et religieuse. Certes, les tirages des libelles – petits ouvrages sur des sujets d’actualité – restent modestes (1 500 à 2 000 exemplaires) et la majorité de la population est analphabète. Mais cela suffit à toucher les élites qui ont alors le pouvoir de décision. De plus, le contenu de ces livres circule par la lecture collective et la conversation, la prédication et les chansons.

Combats pour l’honneur de Dieu

Les écrits de Luther (1483-1546), diffusés dans toute l’Europe à partir de 1517, constituent probablement le premier phénomène éditorial dans l’histoire. Au sommet de la controverse, dans les années 1520, le réformateur compose en moyenne deux opuscules par mois. Les réformateurs Zwingli (1484-1531) et Calvin (1509-1564) s’appuient également sur l’imprimé pour diffuser leur message. À côté des exégèses bibliques et des catéchismes, ils publient des attaques véhémentes contre l’Église romaine. Les libelles imprimés dans les territoires réformés sont diffusés clandestinement dans les États catholiques. Au début de la Réforme, les protestants recourent fréquemment à la provocation. En affichant les textes et les images de nuit, en les jetant par les fenêtres ou en les placardant aux portes des ecclésiastiques, ils espèrent provoquer un choc spirituel et réveiller les consciences.

Dès les années 1520, l’Église catholique entreprend une contre-attaque européenne. Les traités des docteurs allemands, anglais ou flamands sont publiés à Paris en latin avec ceux des théologiens de la Sorbonne. Les réponses catholiques en langue vernaculaire se font attendre, car les autorités ecclésiastiques craignent d’encourager l’engagement des laïcs dans des débats qu’ils ne maîtrisent pas et de contribuer ainsi au progrès de l’hérésie. Mais le succès du protestantisme ne leur laisse pas le choix. Il faut donner aux curés et aux simples fidèles les moyens de se défendre. Si la controverse théologique reste le domaine réservé du clergé, de nombreux laïcs pratiquent l’écriture de combat en dénonçant les blasphèmes, les pratiques ou les crimes des hérétiques.

La politisation du débat

L’engagement des fidèles dans le débat religieux politise le conflit, notamment en cas de désaccord entre le souverain et ses sujets. Dans le Saint-Empire, à partir des années 1540, puis en Écosse et en France, dans les années 1560, des juristes protestants élaborent des théories de résistance légitime au tyran. Accusations de tyrannie et développements théoriques sont déclinés dans une multitude d’imprimés – traités, déclarations, histoires, dialogues, lettres fictives, avertissements, récits de batailles – qui s’affrontent et se répondent. On les doit aussi bien à des professionnels au service des grands qu’à des écrivains occasionnels désireux de montrer leur zèle et leur savoir-faire. Cette multiplication des écrits polémiques est souvent perçue par les contemporains comme l’une des origines des guerres civiles. En France, les édits de pacification considèrent que les atteintes réciproques à l’honneur des personnes provoquent et nourrissent les guerres. Ils imposent l’oubli des offenses du passé et interdisent les injures et les libelles diffamatoires. Les autorités politiques essaient aussi de contrôler les publications par la censure et la surveillance des imprimeurs. Les pouvoirs publics sont pourtant les premiers commanditaires de libelles, quand il s’agit de justifier leur action.

Objectifs et moyens de persuasion

Tous ces écrits visent à persuader le lecteur, à provoquer sa conversion, son engagement politique ou, au contraire, à le mettre en garde contre l’embrigadement. Les auteurs ne cherchent pas l’adhésion massive. Ils s’adressent avant tout à un public éclairé, qui a le pouvoir de décision et d’action, qui dispose d’une certaine puissance publique et qui sera capable d’entraîner la collectivité. Ils cherchent aussi à créer les conditions honorables d’un engagement attendu, en diffusant une image positive et vertueuse de la cause défendue dans la société.

L’usage partisan de l’imprimé stimule la réflexion sur les conditions d’une écriture politique et pastorale efficace. Formés à l’art de la persuasion, les polémistes appliquent les principes de la rhétorique dans leurs écrits. Ils adaptent leurs arguments et leurs moyens d’expression à l’objectif, au public visé et aux circonstances. C’est pour cette raison qu’il n’est pas rare de constater des arguments ou des exemples contradictoires dans des écrits d’un même auteur ou d’un même groupe d’auteurs. Par ailleurs, la prudence politique autorise la dissimulation, afin d’atteindre l’objectif honorable qu’est le salut de la communauté politique ou religieuse. Ainsi, dans les années 1580, Philippe Duplessis-Mornay, conseiller protestant du futur Henri IV, n’hésite pas à se faire passer pour un catholique modéré afin de mieux persuader ce public.

Un texte de combat doit enfin s’adapter à la culture de ses destinataires. La majorité des ouvrages s’adressent à un public lettré et multiplient les références savantes. Les gravures aussi – plus répandues dans le Saint-Empire et dans les Pays-Bas qu’en France – sont difficiles d’accès. Souvent, elles sont accompagnées d’un texte explicatif ou commentées publiquement. Pourtant, on réfléchit aussi, dès le début du conflit, aux moyens d’instruire les plus humbles des vérités nécessaires au salut de l’âme et de la cité. Luther emploie un langage simple et familier pour être compris du plus grand nombre. Les poètes calvinistes, quant à eux, composent des chansons sur les airs populaires afin de faciliter l’apprentissage des principaux points de la doctrine. Les auteurs catholiques répliquent avec des chansons qui condamnent des pratiques ou des croyances protestantes, qui racontent des miracles ou des victoires catholiques. La chanson permet non seulement de mieux mémoriser l’information mais aussi de créer un sentiment d’appartenance et de favoriser l’engagement.

Les enjeux internationaux

Les libelles sont aussi un enjeu diplomatique. Les ambassadeurs doivent lutter contre la diffusion d’imprimés hostiles à leur souverain et promouvoir la vérité de leur prince. Les enjeux peuvent être de taille. Lorsqu’il tente d’être élu roi de Pologne, en 1573, Henri de Valois est ainsi confronté à la méfiance d’un royaume en partie protestant. Ses rivaux diffusent des libelles qui l’accusent d’avoir participé à la Saint-Barthélemy. Il faut toute l’adresse de Jean de Monluc, son ambassadeur, pour convaincre les nobles protestants de soutenir le prince français. Les libelles peuvent aussi inciter à intervenir dans les affaires du voisin. Le théâtre de cruautés des hérétiques de notre temps, publié en 1587 à Anvers par Richard Verstegan, met en scène les persécutions contre les catholiques anglais pour encourager les princes fidèles à Rome, en premier lieu Philippe II d’Espagne, à entrer en guerre contre Élisabeth Ire.

Au cours du xvie siècle, de véritables campagnes éditoriales sont donc organisées par les acteurs politiques pour justifier leurs actes, défendre leur religion, édifier les sujets et les fidèles. Il paraît difficile de les qualifier d’opérations de propagande. Il s’agit en effet, dans la majorité des cas, d’actions de courte durée, guidées par des stratégies de persuasion érudites et ciblées, très variables en fonction des circonstances politiques, et se traduisant par des publications numériquement faibles. Mais ces actions sont amplifiées par l’engagement des imprimeurs et des écrivains occasionnels qui s’emparent des débats et contribuent à créer des espaces publics de discussion.

Citer cet article

Tatiana Debbagi baranova , « Les guerres de l’imprimé en Europe au XVIe siècle », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 22/06/20 , consulté le 26/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/12350

Bibliographie

Debbagi Baranova, Tatiana, À coups de libelles. Une culture politique au temps des guerres de Religion, Genève, Droz, 2012.

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