L’histoire d’Érasme (1467-1536) et de Luther (1483-1546) est un récit tragique, celui de deux hommes formés à la même école, qui se lisent, s’écrivent, croient se comprendre, avant de découvrir qu’ils n’ont fondamentalement pas les mêmes conceptions. Leur face-à-face durant la décennie 1520 résume à lui seul les débats religieux qui secouent l’Europe de la première moitié du xvie siècle et qui aboutissent à la division définitive du christianisme entre catholiques et protestants. Si le projet de réformer l’Église est ancien, puisque cela fait deux siècles que « l’Église latine est traversée par des courants de Réforme, ceux-ci débouchent, vers 1500, sur le consensus qui n’est pas celui de la Réforme, mais de sa nécessité » (Pierre Chaunu). En revanche, la manière de conduire cette réforme fait débat. Pour Érasme, il faut employer la douceur, faire confiance au temps et à la Providence, pour effacer les abus et les vices de l’institution. Pour Luther, il s’agit de rompre avec Rome et de revenir aux Écritures. Entre ces deux grandes figures du premier xvie siècle, débute alors un difficile dialogue condamné à échouer, parce qu’il débute trop tard et que les divergences sont bien trop fondamentales. Cet impossible échange entre Érasme et Luther, c’est-à-dire entre humanisme et Réforme, plonge l’Europe entière dans un schisme qui influence en profondeur les siècles suivants.
Une même formation spirituelle
Les Pays-Bas d’Érasme et l’Allemagne de Luther sont les régions les plus ferventes de l’Europe de leur temps et le cœur de la sphère d’influence de la devotio moderna, un courant spirituel tourné vers la vie intérieure, l’examen de conscience, la lecture de la Bible et la prière. Leurs premiers pas de chrétiens sont bercés par l’Imitation de Jésus-Christ de Thomas a Kempis, livre emblématique de cette dévotion, qui propose au fidèle de se laisser habiter par le Christ et laisse de côté la spéculation mystique médiévale. Ils sont tous deux formés par les frères de la Vie commune, qui diffusent cette nouvelle spiritualité, Érasme à Deventer, Luther à Magdebourg. Leur parenté intellectuelle ne s’arrête pas là. Devenus tous deux moines augustins – Érasme à Steyn, Luther à Erfurt – ils baignent dans une atmosphère fortement biblique, chaque novice de l’ordre recevant une bible à son entrée au couvent. Mais, alors qu’ils vivent tous deux sous la même règle, qu’ils connaissent le même quotidien, c’est sans doute chez les Augustins que s’épanouissent leurs premières divergences théologiques et qu’est en germe ce qui empêchera bien plus tard les deux hommes de se comprendre.
L’humaniste et le réformateur
La trajectoire des deux jeunes gens diverge lorsqu’Érasme perd coup sur coup ses deux parents en 1483 et 1484. Il ne dit rien de ses deuils mais parle abondamment de leurs conséquences : il se retrouve seul, confié à des tuteurs qui l’envoient de force au couvent. En 1486-1487, il entre au monastère des chanoines réguliers de Steyn, près de Gouda. En 1492, il est ordonné prêtre et, dès 1493, il quitte sereinement le cloître. Au monastère, dont la bibliothèque est riche en ouvrages de l’Antiquité et du grand philologue Lorenzo Valla, Érasme découvre l’humanisme. Sa vocation est née ; elle ne sera pas monastique.
Ce n’est que le 17 juillet 1505, après cinq ans d’études de droit, que Luther frappe à la porte du couvent des ermites augustins d’Erfurt. C’est par choix, délibéré et assumé, qu’il entre dans ce couvent de stricte observance. Luther sait déjà qu’il n’est pas humaniste. Amateur de Plaute et Virgile, grand lecteur d’Érasme et fin connaisseur des classiques, il ne leur confère néanmoins jamais l’autorité qu’il reconnaît à la Bible. C’est sans doute sur ce point précis que Luther se détache de l’humanisme érasmien. Il y a dans ce courant, derrière l’attirance pour la belle langue, derrière l’idéal de l’homme trilingue maîtrisant le latin, le grec et l’hébreu, le souci d’éduquer l’être humain pour lui inculquer une sagesse et une foi qui s’expriment avant tout par l’amour. Mieux instruit, l’homme est supposé devenir meilleur et meilleur chrétien. Or, même s’il aime les langues anciennes et l’éloquence, Luther ne partage pas cet optimisme.
Au fil des années, l’étudiant se mue en un moine zélé et apprécié par le vicaire général de son ordre en Allemagne. Entré au couvent pour apaiser l’angoisse de la mort subite et du jugement divin qu’il partage avec ses contemporains, il cherche la paix dans ses lectures. Moine exemplaire et pieux, il s’abîme dans les tourments jusqu’à découvrir qu’il n’y a pas d’autre moyen que l’accablement du péché pour connaître l’immensité de la grâce de Dieu. L’essentiel de la théologie du réformateur est exprimé dans son commentaire de l’Épître aux Romains de 1515-1516, alors qu’il n’a pas encore rompu avec l’Église. Luther y identifie le péché avec la tentation ; il affirme que l’homme reste pécheur sa vie durant et qu’il est donc incapable de mériter le bonheur éternel. Rien ne peut effacer en lui les effets du péché originel. Luther balaye ainsi toute la dimension optimiste de l’humanisme et de la Renaissance qu’Érasme défend avec énergie depuis le début des années 1510.
Du déchirement à la rupture
Fort de cette révélation et nourri des critiques d’Érasme sur la corruption de l’Église, il pense pouvoir obtenir le soutien de l’humaniste dans son combat contre Rome, après l’affichage de ses 95 thèses à Wittenberg le 31 octobre 1517. Sans les éditions d’Érasme, Luther n’aurait pas pu revenir aux sources hébraïques et grecques de la Bible ou consulter les œuvres intégrales des Pères de l’Église. Jusqu’à la confrontation sur le libre arbitre de 1524, Érasme apparaît comme un réformateur, voire comme le précurseur de l’ancien moine d’Erfurt, tant il a dénoncé la vente des indulgences, les arguties des théologiens catholiques, les pratiques et les rites des fidèles.
Mais Érasme veut une réforme en douceur, sans violence ni heurt. L’humaniste est abasourdi par cette Réforme qui semble vouloir s’imposer au monde chrétien. Après l’excommunication de Luther et sa mise au ban de l’Empire (janvier-mai 1521), Érasme multiplie les appels au calme, sans succès. Affligé par cette violence qui est en train de ruiner le projet humaniste, il publie un traité sur le libre arbitre (1524) pour sauver le sens de l’effort humain, ce que Luther dénie radicalement dans son Serf arbitre (1525). À partir de ce texte, la différence fondamentale entre l’ancienne théologie romaine et la nouvelle théologie évangélique est évidente pour tous. C’est une lutte à mort entre la liberté humaine de la Renaissance et la corruption radicale de l’homme de la Réforme. Ce sont aussi deux visions de l’histoire qui s’affrontent, celle d’une refondation en douceur de l’Église contre une Réforme qui détruit les fondements traditionnels de l’institution.
Plus les deux hommes dialoguent, plus le fossé se creuse. Dans la lignée d’Augustin, Luther attaque jusqu’aux sources de son rival – Origène et Jérôme. En face, Érasme conserve jusqu’au bout une intelligence critique et tente de maintenir, coûte que coûte, l’unité de la chrétienté afin de sauver son rêve humaniste européen. Ses contemporains ne le comprennent pas et s’acharnent sur lui, condamnent son esprit de conciliation, son irénisme et le rendent bientôt responsable de la situation. Tandis que Luther triomphe, Érasme s’isole face au schisme sans précédent qui divise l’Europe dans la décennie 1530. À la mort de l’humaniste, en 1536, Luther le condamne sans appel : « le fameux Érasme est mort à Bâle, sans prêtre, sans prières, bon pour l’enfer ».
Une Europe divisée
Jusqu’au bout, et en dépit de tous les désaccords, oppositions et ruptures qu’attestent avec éclat ouvrages et correspondances, les deux hommes restent liés par leur formation et leur approche des Évangiles, notamment des Épîtres de saint Paul. Leur dialogue avorté ruine l’humanisme chrétien et donne à Luther, et au mouvement réformateur, un surcroît de légitimité. La Réforme s’installe définitivement dans le paysage religieux européen, tandis que la philosophie érasmienne continue d’irriguer la pensée de nombreux iréniques, avant de connaître un coup d’arrêt lors du colloque de Poissy de 1561 et le début des guerres de religion en 1562. Enfin, ce conflit pose, pour des siècles, la question de la vision de l’homme et de la société chrétienne : qu’est-ce que l’esprit européen ? Qu’est-ce qui fonde le rêve européen ? Ce sont aussi sur ces questions qu’Érasme et Luther ne parviennent définitivement pas à s’entendre.