Mise au point : comment expliquer l’annexion de Nice et de la Savoie par la France ?
L’annexion de Nice et de la Savoie à la France est le résultat de longues et difficiles tractations avec le royaume de Sardaigne, l’un des principaux royaumes de ce qui n’est pas encore l’Italie unifiée. Les négociations ont commencé en juillet 1858 lors de l'entrevue secrète à Plombières (Vosges) entre Napoléon III et Camillo Cavour (1810 - 1861), chef du gouvernement du roi de Sardaigne, Victor-Emmanuel II (1820 – 1878). Ce dernier a besoin de la France pour mener à bien son grand projet politique, le Risorgimento, l’unité italienne, en luttant notamment contre les Autrichiens dont l’influence est grande dans le nord de l’Italie, en Lombardie-Vénétie. Napoléon III vient en aide à Victor-Emmanuel III car il veut réaffirmer la place de la France en Europe en devenant le champion de la cause nationale, c’est-à-dire du droit des peuples à décider de leur destin.
Il peut sembler paradoxal que la France et le royaume de Sardaigne, défenseurs de la cause nationale, s’échangent des territoires et des peuples, en l’occurrence Nice et la Savoie, sans le consentement des populations. En effet cette annexion résulte d'un accord assez traditionnel entre deux puissances européennes. La France est d’abord récompensée de son appui militaire au royaume de Piémont-Sardaigne contre l'Autriche qui se solde par une série de victoire en 1859 dont les plus connus sont Montebello, Magenta et Solferino. Au terme de cette campagne, l'Italie du nord, réunie sous l’autorité du roi de Sardaigne Victor-Emmanuel II, devient l’embryon d'un royaume d'Italie, qui est proclamé en 1861 après de nouvelles conquêtes (Émilie, Toscane, Marches, Ombrie, Royaume des deux Sicile). La cession de la Savoie et de Nice relève donc d'un arrangement traditionnel entre souverains pour services rendus, scellé par une non moins traditionnelle alliance matrimoniale : le mariage entre Marie-Clotilde de Savoie et le prince Napoléon, cousin germain de Napoléon III, en janvier 1859.
Parce que cette nouvelle extension de la France devait inévitablement inquiéter les puissances européennes qui, quarante-cinq ans plus tôt, s’étaient coalisées contre une France, parce qu’il paraissait difficile d’assumer pour les défenseurs de la cause nationale de disposer des peuples à leur guise, Napoléon III et Cavour ont choisi de consulter les populations concernées. Cette procédure était alors sans exemple dans le domaine international, sinon en Italie du nord, avec le rattachement de la Romagne et de la Toscane (mars 1860). De fait, la consultation populaire est avant tout une manœuvre qui vise à faire accepter, par les autres puissances européennes, un traité déjà signé entre deux souverains.
Même si ce n’est pas l’intention de Napoléon III et Cavour (cf. Éclairages), la décision d’organiser une consultation populaire fait apparaître une nouvelle notion diplomatique : le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Quelque 540 000 Savoyards étaient concernés et 124 000 habitants du comté de Nice. Ces consultations prirent le nom de « plébiscites », au suffrage universel masculin, comme c'était l'usage en France impériale. Le premier se tint à Nice, les 15 et 16 avril 1860 et donna 99,3 % de « oui » en faveur de l'annexion (pour seulement 160 « non »), mais 83,8 % des inscrits si on tient compte de l'abstention ; en Savoie, les 22 et 23 avril, la participation a été plus massive (96,6 % des inscrits) et le « oui » atteignit 99,77 % des voix exprimées (235 « non » et 71 votes nuls).
Le Traité de Turin (24 mars 1860) officialise la cession de Nice et de la Savoie à la France.
Document : le Traité de Turin, 24 mars 1860 (extraits)
Article premier - Sa Majesté le Roi de Sardaigne consent à la réunion de la Savoie et de l'arrondissement de Nice (circondario di Nizza) à la France et renonce pour lui et tous ses descendants et successeurs en faveur de S. M. l'Empereur des Français, à ses droits et titres sur lesdits territoires. Il est entendu entre Leurs Majestés que cette réunion sera effectuée sans nulle contrainte de la volonté des populations et que les gouvernements de l'Empereur des Français et du Roi de Sardaigne se concerteront le plus tôt possible sur les meilleurs moyens d'apprécier et de constater la manifestation de ces volontés.
Art. 2. - Il est également entendu que S. M. le Roi de Sardaigne ne peut transférer les parties neutralisées de la Savoie qu'aux conditions auxquelles il les possède lui-même et qu'il appartiendra à S. M. l'Empereur des Français de s'entendre à ce sujet, tant avec les puissances représentées au Congrès de Vienne, qu'avec la Confédération helvétique et de leur donner les garanties qui résultent des stipulations rappelées dans le présent article.
Art. 3. - Une commission mixte déterminera, dans un esprit d'équité, les frontières des deux États en tenant compte de la configuration des montagnes et de la nécessité de la défense. [...]
Art. 5. - Le gouvernement français tiendra compte aux fonctionnaires de l'ordre civil et aux militaires appartenant par la naissance à la Savoie et à l'arrondissement de Nice (circondario di Nizza) et qui deviendront sujets français, des droits qui leurs sont acquis par les services rendus au gouvernement sarde ; ils jouiront notamment du bénéfice résultant de l'inamovibilité pour la magistrature et des garanties assurées à l'armée.
Art. 6. - Les sujets sardes originaires de la Savoie et de l'arrondissement de Nice, ou domiciliés actuellement dans ces provinces, qui entendent conserver la nationalité sarde, jouiront pendant l'espace d'un an à partir de l'échange des ratifications et moyennant une déclaration préalable faite à l'autorité compétente, de la faculté de transporter leur domicile en Italie et de s'y fixer, auquel cas la qualité de citoyen sarde leur sera maintenue. Ils seront libres de conserver leurs immeubles situés sur les territoires réunis à la France.
Art. 7. - Pour la Sardaigne, le présent traité sera exécutoire aussitôt que la sanction législative nécessaire aura été donnée par le Parlement. [...]
Fait en double expédition à Turin le vingt quatrième jour du mois de mars de l'an de grâce 1860.
Éclairages : l’annexion de Nice et de la Savoie, consultation populaire ou volonté des Princes ?
Dans le Traité de Turin signé en 1860 par Napoléon III et le roi de Sardaigne, c’est bien le terme de « réunion » qui est employé et non celui d'annexion qui a pourtant été couramment utilisé dans les débats politiques qui ont précédé son adoption. Le terme d’annexion n'était pas alors chargé de la connotation négative qu'il a pris ensuite avec les annexions unilatérales en Europe dans l’entre-deux-guerres. Il faut également noter que le terme de « rattachement » est apparu bien plus tard, notamment au moment de la célébration du centenaire en 1960, précisément pour éviter le terme d’« annexion » qui s'est finalement imposé parmi les historiens.
L'idée de réunion – « nouvelle union » – avait le mérite, dans l'ordre diplomatique, de renvoyer à l'histoire de territoires qui avaient déjà été unis à la France sous l'Ancien Régime et surtout entre 1792 et 1814 (départements du Mont-Blanc, du Léman et des Alpes Maritimes) : cette « réunion » n’était donc pas tout à fait une innovation. La « réunion » de la Savoie à la France pouvait également être justifiée par l'usage officiel du français depuis le XVIe siècle, jamais remis en cause depuis. La situation était différente dans le comté de Nice, moins francophone, dont Garibaldi, le héros de l’unification italienne, était encore député en 1860. Pour cette raison, l’annexion du comté de Nice fut longtemps plus indécise et rencontra plus de résistance de la part de Cavour lui-même. Lors de l'entrevue de Plombières la cession de Nice avait d'ailleurs été envisagée sans être actée. Finalement le principe des frontières naturelles l'emporta.
Le Traité de Turin se présente clairement comme un accord entre deux souverains et relève du droit monarchique traditionnel : le roi de Sardaigne « consent » et « renonce » aux territoires pour « tous ses descendants et ses successeurs ». Il agit donc comme plein propriétaire de ces territoires au nom de sa dynastie, des territoires qui sont cédés à « l’Empereur des Français » (article 1er). Pour autant, les souverains n’entendent pas complètement imposer le transfert de nationalités à des populations qui, selon l’article 6, conservent la possibilité de garder la nationalité sarde si elles n’entendent pas devenir Françaises. Si les archives ne permettent pas de se faire une idée précise du nombre de savoyards ayant désiré garder la nationalité sarde, on sait en revanche que 920 individus firent ce choix dans le comté de Nice.
La volonté des souverains de recevoir le consentement des populations savoyardes et niçoises constitue sans doute l’aspect le plus étonnant du Traité. En effet, l'article 1er indique « que cette réunion sera effectuée sans nulle contrainte de la volonté des populations » et invite à « constater la manifestation de ces volontés ». Mais comment vérifier l’accord des populations savoyardes et niçoises ? Le traité ne le précise pas, ce qui tient sans doute aux réticences partagées du roi de Sardaigne et de Napoléon III qui n'entendaient pas faire de l'annexion une opération démocratique.
C’est finalement la voie du plébiscite qui va être choisie pour acter le Traité de Turin. Ce type de consultation est très proche de ce nous appelons aujourd'hui un référendum. Le plébiscite est, en théorie, davantage destiné à fortifier le pouvoir personnel du chef d’État qui en a l'initiative. Le régime napoléonien avait l'habitude d'user de ce type de consultation en contrôlant au plus près l'expression des vœux de la population. Les plébiscites de 1860 sont toutefois d'une nature particulière : les consultations portaient sur un traité déjà signé – mais avant les ratifications parlementaires. Il est donc juste de penser que la consultation populaire était assez factice dans la mesure où il ne pouvait s'agir que d'entériner une décision déjà prise. Il reste que cette consultation avait paru nécessaire et, indépendamment de l’absence réelle de choix, elle révèle une configuration nouvelle : la conquête du vœu des populations devenait, pour la première fois, un argument indispensable pour légitimer un transfert de nationalité.
Louis Hussot, le vote des Chambériens en 1860 (Ill.1)
Devant le château des ducs de Savoie, la foule chambérienne se dirige en cortège vers le bureau de vote. L'impression de liesse est compensée par l’ordre qui semble régner dans la foule. Le peintre, un élève de Martin Drölling (1752-1817), a pris de soin de mêler bourgeois (dont certains ont le bulletin « oui » au chapeau), ouvriers et religieux. Les femmes (qui ne votent pas) et les enfants sont de la fête. Ce tableau, peint avant 1866, montre la très sensible perturbation de l'univers quotidien par les couleurs, la musique, les cris et la masse compacte qui s'est appropriée l'espace. Les drapeaux français qui envahissent la toile, à l'exclusion de tout autre symbole, suggèrent l'unanimité en faveur de la réunion à la France. À défaut de savoir si le peintre a été le témoin oculaire de cette scène, cette représentation est conforme aux témoignages de la presse qui décrivent une ambiance festive rigoureusement organisée par les comités annexionnistes promouvant l'annexion à la France. La présence de tant de drapeaux français ne saurait tromper : il est certain que les comités en distribuèrent ; furent-ils aussi nombreux, on ne saurait l'affirmer.