Dès l’annexion du Caucase du Sud suivant la guerre russo-persane (1826-1828), les écoles et la promotion de la langue russe deviennent partie prenante de la politique russe au Caucase. L’éducation des filles caucasiennes est au cœur des messages des gouverneurs généraux envoyés de Saint-Pétersbourg. En 1830, Ivan Paskevitch, le célèbre commandant en chef de la guerre russo-persane, demande à Nicolas Ier d’établir un pensionnat de filles financé par l'État à Tiflis, siège du gouvernement russe au Caucase. Comme il l’indique dans sa lettre au tsar, il est convaincu que l’éducation des jeunes filles « cultivera les vertus familiales » dans la région. Son successeur, le baron Grigori Rozen, affirme pour sa part qu’« une directrice d’origine russe doit être privilégiée » à la tête de ce pensionnat, car « c’est par l’éducation des filles qu’une directrice russe réussira à introduire nos traditions dans cette région frontalière » (lettre au ministère de l’Éducation, 1832).
Dans la pensée politique et pédagogique de l’époque, l’idée prédomine en effet selon laquelle l’éducation des femmes influence, au-delà de leur famille, la vie publique. Dans le contexte colonial de la région frontalière du Caucase, cette position des gouverneurs généraux renforce l’opinion selon laquelle la scolarisation des filles des classes aisées, et la transmission par là-même des mœurs russes, favoriseraient l’orientation russe au sein de l’élite locale. Cette vision structure les objectifs de toutes les écoles de filles que le gouvernement russe ouvre au Caucase tout au long du xixe siècle.
En 1840, le premier pensionnat se transforme en Institut transcaucasien pour jeunes filles sous le patronage de la Société de l’impératrice Maria Feodorovna, une société de bienfaisance qui finance et contrôle les établissements scolaires des jeunes filles nobles dans tout l’empire. Il accueille les filles de hauts fonctionnaires russes et de la noblesse locale. Sous l’autorité directe de l’Impératrice, il jouit d’un prestige social élevé, avec ses cérémonies de remise de diplômes et ses examens publics.
Les établissements se multiplient progressivement au Caucase, touchant un public de plus en plus large, notamment grâce aux efforts des épouses des deux vice-rois successifs du Caucase, Elizaveta Vorontsova (Branicka) et la grande-duchesse Olga Fiodorovna (Cécile de Bade), chargées par l’impératrice de veiller sur l’éducation des jeunes filles nobles.
Elizaveta Vorontsova, apôtre de l’éducation russe des filles nobles
En 1844, Nicolas Ier nomme Mikhaïl Vorontsov vice-roi du Caucase, notamment pour mater la résistance des Nord-Caucasiens à la conquête. Parallèlement à son rôle militaire, Vorontsov crée le District scolaire du Caucase, un système centralisé de gestion des écoles du Caucase. Comme il est de mise dans les autres provinces de l’empire, ce système national de gestion et de financement de l’éducation exclut les écoles de filles. Les instituts de jeunes filles restent ainsi dirigés par la Société de l’impératrice Maria Fiodorovna, tandis que la gestion des établissements qui imitent le programme des instituts impériaux et se destinent davantage aux milieux bourgeois, est assurée par des particuliers.
C’est la femme du vice-roi, Elizaveta Vorontsova, qui élargit le réseau des écoles des filles au Caucase. Les œuvres de charité étant la forme d’activité publique la plus accessible aux femmes russes au xixe siècle, elle encourage les femmes de la noblesse locale à choisir et à financer une éducation russe pour leurs filles. Afin de relier cette nouveauté aux traditions locales, elle baptise sa société caritative, fondée en 1846 à Tiflis, du nom de sainte Nina, nom russe de la sainte patronne de la Géorgie et d’une sainte évangélisatrice de l’Église arménienne.
C’est sous ces hospices qu’Elizaveta Vorontsova inaugure l’Établissement éducatif des filles de sainte Nina à 1846, qui accueille des filles de la noblesse désargentée. Ce sont les femmes de l’élite de Tiflis qui veillent à sa gestion et collectent les fonds par des réceptions caritatives et des frais d’adhésion. L’école dispense une version allégée du programme de l’Institut transcaucasien pour jeunes filles, mettant l’accent sur la langue et la littérature russes, l’arithmétique, le catéchisme, la calligraphie et la broderie. Les cours optionnels de français, de danse et de musique, occasionnent des frais supplémentaires.
Avec quatre autres écoles ouvertes dans le Caucase (à Kutaïs, Chemakhi, Erevan et Stavropol), Elizaveta Vorontsova pose les fondements d’une éducation féminine institutionnalisée qui contraste avec l’éducation habituelle des filles, organisée à domicile pour les classes aisées, et sous forme non formelle (lecture et broderie) pour les classes modestes. Leur enseignement, pourtant assez élémentaire, constitue pour la société caucasienne de l’époque une formation de grand prestige.
Olga Fiodorovna, championne de l’éducation russe des filles caucasiennes
Dans le contexte des réformes d’Alexandre II, l’éducation féminine devient le sujet phare de la régénération sociale et morale, amenant le ministère de l’Éducation à fonder, en 1861, des écoles primaires et secondaires pour les filles des classes moyennes. Partie prenante pour la première fois du système national d’éducation, ces écoles deviennent les gymnases et prégymnases féminins (1870). À l’inverse de leurs homologues masculins, financés entièrement par l’État, elles dépendent des dons et des frais d’études.
C’est en 1864 qu’ouvre la première école secondaire de filles à Tiflis, grâce aux efforts d’Olga Fiodorovna, l’épouse du grand-duc Mikhaïl Nikolaïevitch nommé vice-roi du Caucase en 1862. À son arrivée dans cette région frontalière, chargée comme sa prédécesseuse de veiller sur l’éducation féminine, la grande-duchesse inaugure six écoles secondaires à destination des jeunes filles de la bourgeoisie, entre 1863 et 1870.
Elle collabore avec un pédagogue réputé de la capitale, Lev Modzalevski, et l’administrateur du District scolaire du Caucase, Ianuari Neverov. Le programme scolaire qu’ils définissent se fonde sur le programme du ministère en ajoutant des heures supplémentaires pour la langue russe. Les directrices et professeurs sont tous d’origine russe, sauf les religieux enseignant aux élèves leur catéchisme respectif (orthodoxe, arménien, catholique ou évangélique). Les professeures des classes primaires doivent avoir passé l’examen pour devenir gouvernante ou enseignante après un cursus pédagogique d’un an, tandis que les professeurs des classes secondaires viennent des gymnases masculins.
Contrairement à l’Institut transcaucasien et aux écoles de la société de Sainte-Nina, réservés aux filles de la noblesse, ces écoles accueillent des filles de tous rangs, à condition qu’elles aient les moyens d’assurer les frais de cette éducation russe, dont le prestige social est grand. L’école ouverte à Tiflis en 1864, renommée par la suite « Gymnase féminin de la grande-duchesse Olga Fiodorovna », reçoit des filles d’officiers civils et militaires russes, de la noblesse non héréditaire, de marchands, des clergés, de fonctionnaires d’État, et de notables de villages. En termes d’origine ethnique, les Russes dominent en nombre, puis viennent les Arméniennes et les Géorgiennes, et enfin les filles de familles étrangères et les juives. Rares sont les filles des peuples montagnards ou des Tatars musulmans.
Un conseil d’administration composé des représentants de la communauté veille sur les finances des gymnases et pré-gymnases féminins, alliant dotations ponctuelles et dons réguliers. Pour les encourager, le District scolaire du Caucase établit à ceux qui font un don annuel de 300 roubles des médailles d’honneur et le rang IV (égal au colonel d’armée et capitaine des marines du premier rang). À côté de la subvention du Trésor et de la ville de Tiflis (7 800 r.), le gymnase et le pré-gymnase d’Olga Fiodorovna à Tiflis, par exemple, dépendent essentiellement des frais de scolarité (50 906 r.) et dons (15 561 r.).
Après l’assassinat d’Alexandre II et l’abolition de la vice-royauté du Caucase en 1881, Olga Fiodorovna laisse à son départ sept gymnases et six pré-gymnases scolarisant 3 405 filles, à comparer aux 5 845 garçons scolarisés dans les établissements équivalents. Ce rattrapage quantitatif témoigne d’un fort intérêt pour l’éducation russe des filles. Avec les écoles réservées aux filles de la noblesse, ce sont d’ailleurs les seuls établissements qui dispensent un enseignement secondaire aux filles caucasiennes, et qui gagnent encore des parts de clientèle, y compris sur les écoles privées.