Si les pratiques de négociation et l’aspiration à la paix remontent à l’Antiquité, le mot de « diplomatie » n’apparaît dans son sens moderne qu’à la fin du xviiie siècle. Il est sans doute alors un peu péjoratif, les hommes des Lumières et de la Révolution se méfiant du secret des cabinets de l’Europe monarchique. Les règles et les méthodes de la diplomatie naissent en effet bien avant le mot, mais elle s’affirme au moment où des acteurs plus nombreux et plus professionnels s’imposent sur la scène de l’Europe, de la fin du Moyen Âge jusqu’à l’ère des révolutions. Il faut donc près de trois siècles pour rassembler sous un seul mot une palette de métiers et de pratiques, réunis pour mieux les maîtriser.
Pendant cette période, l’Europe semble être en guerre permanente : guerres d’Italie (1498-1559), guerres de religion dans le Saint-Empire (1545-1555) et en France (1563-1598), guerre de Trente ans (1618-1659), de la ligue d’Augsbourg (1688-1697), de succession d’Espagne (1701-1713), etc. Les temps de paix paraissent de fragiles intermèdes. Pourtant, à côté et à cause de ces conflits qui transforment l’art de la guerre, s’invente aussi un art de la paix. Il élabore puis théorise des techniques de négociation et d’information, des méthodes de travail à l’intérieur et à l’étranger, une organisation administrative et politique. Peu à peu, il tend à imposer le dialogue, la prudence et l’équilibre comme les normes du rapport entre les princes, les États puis les nations.
La société des princes et l’invention de l’ambassadeur
Cette Europe en guerre entretient en effet la nostalgie de la paix et d’une unité perdue, celle de la paix de l’Empire romain et celle de la Chrétienté unifiée par une religion commune. Traditionnellement, deux autorités incarnent ce rêve d’unité : le pape et l’empereur, chefs spirituel et temporel de la Chrétienté. Mais, à partir du xvie siècle, l’autorité du premier est ébranlée par la Réforme protestante tandis que le second n’exerce plus qu’une suzeraineté faible sur les pays germaniques (Allemagne, Suisse, Autriche, Pays-Bas), l’ouest du monde slave (Bohême, Moravie, Silésie) et l’Italie du Nord. L’Europe ne redevient pas un empire et reste morcelée politiquement en royaumes, principautés et républiques aristocratiques dont les chefs veulent pouvoir agir souverainement, sans plus reconnaître d’autre autorité que celle de Dieu.
L’espoir (ou la crainte) de voir se reconstituer une monarchie universelle en Europe resurgit à l’occasion, quand les rois de France conquièrent de larges territoires en Italie (1494-1525), ou que les Habsbourg héritent peu à peu d’une grande partie du continent, entre 1477 et 1581 (Autriche, Pays-Bas, Espagne et Italie du Sud, Saint-Empire, Bohême et Hongrie, Portugal). L’affrontement quasi permanent entre ces deux dynasties fait, par ailleurs, voler en éclat les cadres médiévaux des rapports entre princes. En quête de soutiens face à l’empereur Habsbourg, le « roi très chrétien » s’allie avec les protestants (princes d’Empire, Suède, Angleterre) qu’il pourchasse comme des hérétiques dans son propre royaume et avec le sultan musulman de l’empire ottoman (1535). En Hongrie, le voïvode de Transylvanie joue aussi la carte turque contre les Habsbourg. Quoique champion de la Chrétienté contre l’Islam, l’empereur s’allie quant à lui avec l’Iran pour contrecarrer les Ottomans (1533). Derrière des discours qui défendent toujours l’unité des chrétiens, la croisade et la pureté de la foi, la diplomatie ne s’embarrasse ni de morale ni de religion.
À la Renaissance, les négociations directes entre princes sont fréquentes – entrevue du camp du Drap d’or (1520) entre François Ier et Henri VIII d’Angleterre, rencontres de Nice et Aigues-Mortes (1538) entre François Ier, Charles Quint et le pape, diètes impériales… Ces conférences doivent faciliter la négociation en la rendant directe. Elles expriment la nostalgie d’un dialogue réservé entre souverains, dans un monde où ce ne sont pas des nations qui s’affrontent, mais des princes formant une société idéale, mue par des rapports d’amitié et les valeurs fraternelles, morales et chrétiennes. Dans ces négociations, les princesses tiennent une place majeure. Si la guerre fait appel aux vertus viriles de force et de vaillance, la paix semble requérir des qualités plus féminines, intuition et subtilité. Mères, tantes, sœurs et épouses des princes s’imposent comme négociatrices : Isabelle d’Este obtient la libération de son mari, le duc de Mantoue (1509), Marie de Hongrie assure l’élection de son frère Ferdinand aux trônes de Bohême et de Hongrie (1526), Louise de Savoie prépare la paix de Cambrai au nom de son fils François Ier (1529). Les résultats souvent limités de ces négociations compromettent cependant l’autorité des princes qui y participent. Émerge donc l’idée de confier cette tâche à des spécialistes. Ainsi naît ce que l’on appellera à la fin du xviiie siècle la diplomatie.
Jusqu’à la Renaissance, les ambassades ne sont pas permanentes : elles sont envoyées au coup par coup pour négocier un point précis. Dès le xve siècle, les républiques et les princes italiens (Venise, Florence, le duc de Milan, le pape) commencent à députer des ambassadeurs résidents. Pour ces États aux armées faibles, il s’agit d’écarter les appétits des grandes puissances. Ces dernières ont plus de retard. Si, au début du règne de François Ier (1515), ce roi n’a qu’un seul représentant permanent à l’étranger, à la fin (1547), on en compte dix. Comme pour d’autres États, ce réseau s’étend et se renforce : des envoyés circulent en Europe et ailleurs (empire ottoman, Afrique du Nord). La construction d’un réseau diplomatique répond d’abord aux besoins imposés par les circonstances et les événements. Avec le temps, elle devient aussi un moyen de montrer sa puissance : au sommet de sa gloire vers 1600, l’Espagne manifeste sa prépondérance par la multiplicité et les moyens importants de ses ambassadeurs permanents. À côté des diplomates résidents, on continue à recourir à des ambassades extraordinaires, souvent pour un événement royal – la naissance, le mariage ou la mort d’un prince – pour célébrer l’élection au pape, ou pour marquer la reprise des relations normales entre d’anciens ennemis.
Dans l’Europe catholique, les ambassadeurs qui forment ces réseaux diplomatiques sont souvent des évêques : les légats au service du pape, le cardinal Wolsey pour Henri VIII d’Angleterre, ceux de Lorraine pour Henri II de France, Granvelle pour Philippe II d’Espagne. Bien formés, ils manient le droit, la parole, l’écrit et le latin – langue internationale de la Chrétienté. Les charges ecclésiastiques leur assurent par ailleurs des revenus réguliers, exportables et qui ne pèsent pas sur les finances royales. Les membres des maisonnées royales et les secrétaires, les magistrats des cours supérieures voire les hommes de guerre, qui participent au gouvernement à l’intérieur, se voient aussi confier des missions à l’étranger. Toute la culture humaniste et juridique se mobilise pour servir les intérêts du prince en n’hésitant pas à disjoindre la politique et la morale, selon les leçons de Machiavel (1469-1527) et du jésuite Giovanni Botero (Della Ragion di Stato, 1589). Au sein des gouvernements, des spécialistes apparaissent, partout en Europe, pour recevoir les correspondances secrètes des ambassadeurs. Initialement, cette fonction n’est pas distincte de la correspondance intérieure, mais des services dédiés à l’extérieur se structurent et s’autonomisent précocement en Italie et en Espagne, avec le conseil d’État (1526), plus tard en France, quand Henri III confie un département spécialisé dans les affaires étrangères à Louis Revol (1589). La vision de l’action étatique change : un seul ministre ou un organe s’occupe exclusivement de la correspondance avec les envoyés à l’étranger ; les « affaires étrangères » acquièrent une place telle qu’elles exigent un traitement particulier.
La diplomatie présente des risques. L’ambassadeur est souvent envoyé pour restaurer le dialogue entre ennemis, renouer les contacts entre princes rivaux ou sur le point de le devenir. Sa présence peut sembler suspecte et il est tentant de se venger sur lui du comportement de son maître. Déclinée dans d’innombrable traités qui fleurissent à travers l’Europe à partir de 1600, la réflexion diplomatique intègre ce risque. La personne du diplomate est « sainte, sacrée et inviolable » (Hotmann, 1603). Celui qui s’en prend à lui encourt la justice de Dieu, mais aussi la vengeance des hommes. L’assassinat d’un agent français, Antonio Rincon, par les autorités espagnoles du duché de Milan, en 1541, provoque ainsi une guerre l’année suivante. L’envoyé officiel doit donc être protégé par un passeport et des immunités dont la nature et l’extension font néanmoins débat. Pour protéger sa correspondance, il la chiffre et la code. Le risque vient aussi de l’ambassadeur lui-même. Il peut être tenté de se mêler des affaires du pays où il séjourne, d’utiliser les mécontentements voire les révoltes pour affaiblir le souverain avec lequel il discute. L’ambassadeur espagnol Bernardino de Mendoza soutient ainsi les actions des catholiques anglais contre Elizabeth Ire puis celles de la Ligue contre Henri III, lors de ses ambassades en Angleterre (1578-1584) et en France (1584-1590). L’ambassadeur qui trahit ou qui informe un autre prince constitue aussi un danger. Désigné comme « bayle » (ambassadeur) de Venise à Constantinople en 1590, Girolamo Lippomano est bientôt soupçonné de transmettre des informations à l’Espagne. Il est ramené de force à Venise en 1591 et vraisemblablement exécuté.
L’ordre westphalien
Ce besoin de diplomatie renvoie aussi à la grande crise du xviie siècle, qui voit la paix relative dégénérer en guerre totale.
La paix générale semble en effet s’installer en Europe au début du xviie siècle grâce à une série de traités bilatéraux passés par l’Espagne vers 1598-1609. En France, Henri IV aurait alors rêvé d’une « république très-chrétienne » européenne. Les conflits religieux seraient éteints par le droit d’exercer librement et publiquement les trois confessions (catholicisme, luthéranisme, calvinisme). Pour éviter les rivalités territoriales, l’Europe serait restructurée en quinze dominations de richesse équivalente et un conseil général réglerait les conflits entre elles. À rebours de ces espoirs, une guerre totale et générale, la guerre de Trente ans, bouleverse en profondeur l’Europe de 1618 à 1648. Dans les années 1640, un « concile politique » négocie la paix, concrétisée par les traités de Münster et d’Osnabrück, en Westphalie. Cette assemblée diplomatique d’un genre nouveau doit régler tous les conflits entre princes. La plupart veulent y avoir des délégués, y compris les propres vassaux de l’empereur qui doit renoncer à créer une monarchie unifiée politiquement et religieusement. Les traités de Westphalie battent en brèche l’idée qu’un souverain puisse exercer la monarchie universelle, voire une simple prépondérance européenne. Ils fixent également la carte religieuse de l’Europe ; le choix confessionnel cesse d’être un enjeu de politique extérieure. Ils permettent une sécularisation relative des relations internationales et font naître le « système westphalien », un mode d’organisation horizontal, où les États sont souverains et indépendants, et où aucune autorité ne s’impose au-dessus d’eux. Si la guerre demeure un moyen de résoudre les tensions politiques, des règles juridiques tendent à s’imposer pour faciliter la résolution des conflits et limiter les effets de la guerre sur les civils. On voit naître le désir d’encadrer les conflits par un « droit des gens », un droit international s'imposant à tous les belligérants ; le Belge Hugo Grotius (1583-1645) théorise en particulier cette idée dans son De jure belli ac pacis (1625).
Pour répondre aux guerres européennes, presque permanentes à partir de 1667, l’idée s’impose qu’il faut aussi négocier en permanence : on fait la guerre en été, on négocie la paix pendant l’hiver. On utilise d’abord des agents plus ou moins secrets, puis des médiateurs et, enfin, une discussion publique menée par des ambassadeurs. Ce besoin conduit à une meilleure organisation du travail diplomatique, à une exigence nouvelle en matière de négociation et à une meilleure formation des agents. Dès 1660, le sénat de Suède demande que les futurs diplomates apprennent le métier comme secrétaires de la Chancellerie, à partir des archives et des correspondances. En 1701, Clément XI crée l’académie pontificale pour former les siens ; la France suit en 1712 avec l’académie politique. Les diplomates sont également mieux informés de leur mission : ils reçoivent des instructions complètes à leur départ, mais aussi des lettres régulières, qui précisent la situation du pays où il se rendent, la nature de leur action, les concessions qu’ils peuvent faire ou les prétentions qu’ils doivent afficher. On cherche également à améliorer des aspects techniques du métier : des mathématiciens comme John Wallis (1616-1703) tentent de rendre le chiffrement des correspondances inviolable, les conseils sur l’art de la négociation sont de plus en plus sophistiqués. Dans sa Manière de négocier avec les souverains (1716), François Callières recommande ainsi de faire preuve de psychologie, de se mettre à la place de celui avec lequel on discute, de mobiliser toutes les subtilités de l’intelligence et de l’intuition.
Le cérémonial diplomatique tient une place importante. Il met en scène les rapports de force et suscite régulièrement des incidents, inattendus ou médités, souvent nés de la vie quotidienne au sein d’une société étonnée de recevoir un étranger. Tout l’art politique tend à se nourrir de tels faits, parfois anodins, pour rompre une discussion ou pour faire monter les enchères. En 1684, la France prend ainsi prétexte du mauvais accueil fait à son ambassadeur, François de Pidou, pour attaquer Gênes et la mettre sous tutelle ; Louis XIV s’impose ainsi face à l’Espagne, protectrice traditionnelle de la République. Les gazettes qui médiatisent ces incidents permettent d’en faire de véritables événements européens, comme la « guerre des carrosses », qui agite les grandes cours entre 1661 et 1665. Peu à peu, les règles se stabilisent, tout en demeurant subtiles et complexes. Elles exigent des diplomates une attention de tous les instants lors des cérémonies officielles. Cette fonction de représentant du prince peut néanmoins conduire l’ambassadeur à une forme d’arrogance, s’il croit lui-même disposer d’un pouvoir étendu.
L’ambassadeur a la réputation d’être un honnête espion : il est chargé de rassembler l’information la plus large sur le pays où il se trouve et peut influencer l’image que l’on en a dans son pays. À Venise, cette information passe par des dépêches régulières (avisi) et un rapport final rendu à la Seigneurie – la relation (relazione). En Angleterre, les ambassadeurs publient volontiers, à partir de la fin du xviie siècle, la description du pays qu’ils ont exploré. Pour réunir cette information, les diplomates observent, notent et glanent des renseignements par tous les moyens. Ils achètent les gazettes, recueillent les feuilles volantes manuscrites, rémunèrent même des agents qui rapportent les nouvelles et les rumeurs. Il faut toutefois rester prudent pour éviter l’accusation d’espionnage. En 1685, l’ambassadeur de France en Hollande est ainsi menacé d’expulsion pour avoir soudoyé un huguenot français, réfugié après la révocation de l’Édit de Nantes : il renseigne le diplomate sur les filières et les passeurs permettant aux protestants de quitter illégalement le royaume mais se fait repérer puis exécuter par les Hollandais. Faute de preuves, l’ambassadeur reste en poste. La propagande fait aussi partie du champ de la diplomatie : ses agents font rédiger et circuler textes politiques pour défendre leur prince ou convaincre l’opinion publique du pays qui les accueille. Le véritable espionnage est aussi fréquent. La maîtresse de Charles II d’Angleterre, Louise de Keroual, sert ainsi d’intermédiaire secret au roi de France. Les secrétaires, souvent mal payés, sont une cible privilégiée de l’espionnage, mais parfois aussi ses agents. À Londres, en 1711, le secrétaire italien d’un ambassadeur autrichien loue un grenier pour mieux surveiller la chambre où se tient une négociation ultrasecrète entre France et Angleterre ; l’année suivante, au congrès d’Utrecht, les impériaux opposent aux négociateurs franco-anglais tous les détails de l’accord.
Dans l’Europe diplomatique du xviie siècle, des moments et des lieux s’imposent ainsi comme des points centraux. Ce sont les grandes capitales : Paris et Rome bien entendu, Venise où sont nées nombre de pratiques qui se généralisent alors, Londres et La Haye où s’invente la diplomatie parlementaire, Constantinople où les règles européennes n’ont plus cours. Ce sont aussi les grands congrès de paix, qui remplacent les conciles comme réunions de toutes les dominations d’Europe : Breda (1667), Nimègue (1678), Ryswick (1697) et Utrecht (1712), avant ceux de Vienne et Versailles. Les discussions y durent souvent longtemps et semblent parfois s’enliser. Ils permettent néanmoins de résoudre les litiges et de redessiner la carte du continent, en tenant compte des forces en présence et des recompositions politiques. Ils annoncent, symbolisent, favorisent la paix, une paix globale.
Le triomphe de l’idéal de paix ?
À l’époque moderne, l’espoir de la paix suscite trois grands genres littéraires. Des traités juridiques ébauchent les principes d’un droit des gens, lui-même esquisse du droit international, et ces écrits se nourrissent des traités de paix signés à travers les âges. Des ouvrages tentent aussi de définir le parfait ambassadeur – Carafa (1690) en Italie, Müller dans l’Empire (1692), Wiquefort (1681), Callières (1716) et Pecquet (1738) en France... Enfin, des écrivains essaient d’imaginer des projets pour rendre la paix perpétuelle et une telle réflexion suscite des polémiques ou des dialogues intellectuels fructueux, parfois par-dessus les générations : l’abbé de Saint-Pierre, dans son Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, de 1713, renvoie au dessein européen que Sully a prêté à Henri IV, et tente d’intéresser Leibniz ; Rousseau analyse plus tard le projet de Saint-Pierre, et Kant reprend à son tour ce thème.
Au xviiie siècle, la figure de l’ambassadeur s’impose enfin comme un véritable modèle social : son travail s’avère certes crucial pour maintenir la paix en Europe, mais son mode de vie incarne aussi les valeurs qui fascinent la société des Lumières. Il mêle la maîtrise du langage et du corps, la politesse et le faste des cours, le cosmopolitisme et le goût des voyages. Une ambassade sert souvent de premier pas vers le gouvernement : en France, le cardinal de Bernis (1715-1794), Étienne de Choiseul (1719-1785) et Charles de Vergennes (1719-1787) sont ambassadeurs avant d’être principaux ministres. Pour un jeune ambitieux, servir un diplomate comme secrétaire est un bon moyen de se faire remarquer des ministres : c’est ce que Jean-Jacques Rousseau tente de faire auprès de Pierre-François de Montaigu, à Venise (1743-1744). La professionnalisation de cette carrière diplomatique contribue encore à fixer les règles de l’art diplomatique.
Les idées politiques évoluent en parallèle. D’intenses négociations permettent à l’Europe de trouver son point d'équilibre, des Provinces-Unies jusqu'au royaume de Naples. Autour de cet axe médian, les grandes puissances s'observent. L'équilibre, la « balance de l’Europe », devient un idéal politique et l'objet d'une réflexion, à la fois théorique et pratique, comme une référence commune dans le monde des négociateurs. Un tel équilibre peut rendre la paix – cette nécessité pour l’Europe – durable. Néanmoins, aucune institution n'existe qui aurait les moyens d'assurer l'équilibre ou la paix perpétuelle. C’est la somme des diplomaties européennes, l'addition des négociations et le travail des professionnels de la paix qui sont peut-être capables d'assurer ces équilibres, même éphémères. Ils célèbrent de la paix pour gommer les idéaux guerriers qui ont été l'armature même de la société et de la civilisation occidentales jusqu’alors. Pour assurer un tel équilibre, la négociation limite les ambitions des princes qui doivent se soumettre à leurs négociateurs, à la diplomatie de cabinet, aux échanges de bons procédés entre les souverains, à des interventions militaires limitées, au maintien du droit historique. Le duc de Savoie obtient ainsi la couronne de Sicile en 1713, mais doit l’échanger contre celle de Sardaigne ; le duc de Lorraine doit abandonner la terre de ses pères pour devenir grand-duc de Toscane et avoir le droit d’épouser l’archiduchesse Marie-Thérèse d’Autriche. La société des princes se sauve à ce prix, par des échanges et des partages de souverainetés.
Un directoire européen naît ainsi, composé d’un tout petit monde de princes, de ministres et d’ambassadeurs, qui sanctifie le secret. La diplomatie a le goût du mystère jusqu’à la caricature, et c’est aussi un trait de la vie politique, culturelle, intellectuelle du temps – qui inspirera la franc-maçonnerie. Ces constructions diplomatiques permettent de proposer des politiques de rechange pour préparer toute surprise, comme lorsqu’en 1756, la France se retrouve brutalement isolée par le changement de camp de son allié prussien ; Louis XV n’a d’autre solution que de se ranger au côté de son ennemi héréditaire, l’Autriche. S’organise aussi une diplomatie secrète voire parallèle, dans laquelle des princes font confiance à des aventuriers aux pouvoirs officieux, parfois inconnus des ministres, comme le chevalier d'Éon en Angleterre. Ce culte du secret passionne l’opinion publique européenne qui naît dès le xviie siècle et qui réagit aux événements, aux initiatives des princes, aux rumeurs, aux nouvelles que répandent les gazettes. Le monde diplomatique ne laisse pas indifférent et devient parfois la cible de bien des critiques. Voltaire ironise sur les « politiques errants qu'on envoie de Parme à Florence, et de Florence à Holstein, et qui reviennent enfin ruinés à Paris pour avoir eu le plaisir de dire : le roi mon maître » (1716). Rousseau se fait plus systématique et acerbe, considérant qu’une paix perpétuelle est nécessaire car « les Princes conquérants font pour le moins autant la guerre à leurs sujets qu'à leurs ennemis » (1761). Il se moque de la diplomatie traditionnelle et ses congrès « où l’on délibère en commun si la table sera ronde ou carrée, si la salle aura plus ou moins de portes, si un tel plénipotentiaire aura le visage ou le dos tourné vers la fenêtre, si tel autre fera deux pouces de chemin de plus ou de moins dans une visite ». Les partages de la Pologne en semblent la forme la plus cynique : en congrès, les vainqueurs se répartissent de grands territoires et des millions d'habitants, sans tenir compte ni de la longue histoire d’un État, ni de la forte identité d’une société.
Pour arriver à leur fin, les princes ont de plus en plus la tentation de mobiliser derrière eux les nations qu’ils gouvernent. Mais, en même temps, les peuples eux-mêmes se reconnaissent le droit de ne plus être traités comme des troupeaux de moutons. L’Europe des rois voit des nations, et d’abord ces États-Unis d’Amérique, refuser la politique de leurs princes. L’art de négocier doit réagir et s’adapter, mais en réalité, le temps des Révolutions le condamne à se métamorphoser, au moment même où il trouve son nom et devient « diplomatie ».