Autour des héritages du travail social
Le travail social puise ses racines dans l’œuvre philanthropique du xixe siècle. Dans les sociétés industrialisées d’Allemagne, d’Angleterre ou de France, la misère des classes laborieuses inquiète les élites. Source de souffrance mais aussi de révoltes, on lui attribue la montée des antagonismes de classes et les insurrections politiques des ouvriers. Toutes sortes d’œuvres charitables fleurissent et se pressent au chevet des familles populaires, distribuant les secours comme les conseils moraux à leurs protégés et marquant ainsi les prémices du travail social. Deux figures féminines font office d’« ancêtres » des assistantes sociales : les sœurs des congrégations religieuses se destinant à une mission apostolique et les dames d’œuvre, souvent issues de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie, qui utilisent leur temps libre pour rendre visite aux familles pauvres.
Dans la seconde moitié du xixe siècle, les réformateurs philanthropes s’interrogent sur la manière d’organiser plus « rationnellement » et plus « scientifiquement » la charité. La Société pour l’organisation de la charité (Charity Organisation Society, dite COS) naît en 1869 en Angleterre : elle prône la nécessité de distinguer « bons » et « mauvais » pauvres en enquêtant sur les familles susceptibles de bénéficier de secours. L’enquête doit évaluer leurs réels besoins et leur moralité et permettre de conclure si elles méritent l’aide sollicitée. Les membres de la COS sont les premiers à utiliser le terme de « travail social » et de « travailleurs sociaux » pour désigner leurs enquêteurs. La COS séduit à l’étranger : la société s’implante aux États-Unis tandis qu’en France, les congrès d’assistance qui se tiennent à partir de 1889 louent la méthode d’enquête de la COS comme l’outil de modernisation de l’assistance.
Mais le travail social n’est pas seulement l’héritier de la philanthropie. Il s’inspire également du mouvement des settlements, qui émerge en Angleterre dans les années 1880 puis en France sous la forme des « résidences sociales » au tournant du siècle et dont les promoteurs souhaitent lutter contre la pauvreté et favoriser l’éducation populaire. Pour les catholiques sociaux français, cet engagement doit œuvrer à la réconciliation entre classes prônée par le Rerum Novarum de 1891.
Les sociétés de soutien aux prisonniers libérés, aux prostituées ou encore aux jeunes délinquants, encadrant les populations une fois sorties des murs de l’institution, constituent un autre modèle fondateur. En Angleterre, cette forme de travail social est reconnue très tôt par l’État : le Probation Act de 1908 consacre l’existence de travailleurs sociaux, les « probation officers », pour accompagner les jeunes mineurs délinquants échappant à des peines d’emprisonnement. L’émergence du travail social accompagne donc le tournant identifié par Michel Foucault entre paradigme « disciplinaire », soit la prise en charge des populations dans des institutions fermées, et dispositifs de « gouvernementalité » caractérisés par un contrôle diffus des populations à travers tout le champ du social.
Naissance du travail social dans l’entre-deux-guerres
Le travail social professionnel naît dans l’entre-deux-guerres. Les premières écoles d’assistantes sociales apparaissent en Angleterre, en France, en Belgique, mais aussi dans les pays d’Europe de l’Est comme en Roumanie ou en Pologne où le réseau réformateur est très actif. À l’inverse, le travail social professionnel est balbutiant au Portugal avant les années 1940 et n’apparaît véritablement que dans les années 1950 en Italie. Les acteurs des écoles de travail social se constituent en un réseau européen et américain à travers les conférences internationales du service social, dont la première a lieu à Paris en 1928. Ils prônent la naissance d’un champ d’action autonome, le « service social », qu’ils présentent comme un nouvel outil de résolution de la « question sociale ». Ni la charité privée ni la protection sociale d’État ne seraient suffisantes : la réponse aux maux des classes populaires passe selon eux par un accompagnement individuel des familles en difficulté assuré par un corps de professionnelles.
À la lutte contre le paupérisme se mêle dans l’entre-deux-guerres celle contre les fléaux sociaux : tuberculose, mortalité infantile, alcoolisme, logements insalubres. Si le tournant hygiéniste apparaît dès la fin du xixe siècle, la guerre accentue cette volonté de protéger le corps social. De nouvelles catégories de travailleuses sociales apparaissent à l’aune de la guerre, comme les surintendantes d’usine en Angleterre et en France, chargées de surveiller les ouvrières au travail. Les infirmières-visiteuses apparaissent également dans la prise en charge des civils : à partir de 1916, la Croix-Rouge américaine puis la fondation Rockefeller promeuvent cette nouvelle figure chargée des dispensaires et du suivi médico-social des malades.
Les assistantes, principalement issues de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, se développent dans tous les types d’institutions et deviennent une figure familière pour les familles populaires. Leur rôle est double : en amont de toute prise en charge, elles effectuent une enquête sur les familles afin de déterminer leurs besoins mais aussi d’évaluer leur « moralité ». En aval de l’enquête, elles organisent le suivi social des familles. La gestion des risques sanitaires et sociaux est indissociable d’une entreprise de « rééducation » et de « redressement moral » des usagers, afin de lutter contre le relâchement des mœurs et l’imprévoyance censés les caractériser. Les assistantes sont ainsi habitées par une visée très prégnante de moralisation des pratiques populaires. Seuls certains milieux travaillistes anglais ou socialistes de la république de Weimar critiquent l’approche « bourgeoise » du travail social. Dans les années 1930 et 1940, les régimes dictatoriaux de Salazar, Hitler et Pétain utilisent les assistantes sociales comme relais de leurs politiques sociales.
Développement et limites du travail social depuis 1945
Les années d’après-guerre voient se multiplier les écoles de travail social tandis que les États encouragent le développement des services sociaux. Les pays du bloc soviétique font exception : le travail social professionnel est aboli, jugé comme un instrument « bourgeois » devenu superflu grâce au système socialiste de protection sociale. Ce n’est qu’après la chute de l’URSS que le travail social professionnel renaît en prenant modèle sur les pratiques d’Europe de l’Ouest. En Europe occidentale, les années 1950 et 1960 sont celles de la lutte contre l’« inadaptation » sociale. Alors que l’Europe connaît une phase de prospérité économique par les Trente Glorieuses, la persistance de poches de pauvreté est perçue comme une anomalie due à une « culture de la pauvreté ». Le travail social prend une tournure psycho-sociale ; les assistantes cherchent à réintégrer les familles pauvres dans la société en complément des politiques de protection sociale.
Les mouvements de Mai 1968 puis, dans les années 1970, la sociologie critique et l’œuvre de Michel Foucault, contribuent à remettre en cause le travail social. Les assistantes sont perçues comme un des outils du contrôle social s’exerçant sur les familles populaires. Ces mêmes années sont celles des expériences locales tels que les foyers ouverts pour jeunes délinquants. La crise économique des années 1980 confronte les assistantes à des « nouveaux pauvres », victimes du chômage sans que cela puisse être imputé à leur culture ou leurs pratiques. La remise en question des assistantes sociales est favorisée par un renouveau générationnel et une démocratisation de la profession : en France, le nombre d’assistantes sociales augmente de 50 % entre 1970 et 1980 et le métier s’ouvre à des femmes venues des classes moyennes et populaires.
Depuis les années 1990, les services sociaux font de plus en plus recours à des équipes pluridisciplinaires où les assistantes sociales côtoient des psychologues. Le paradigme psychologique et psychanalytique prend progressivement le pas sur la prise en compte des déterminants sociaux qui prévalait dans les années 1970. Enfin, avec les restrictions budgétaires justifiées par la crise économique, une nouvelle logique gestionnaire de l’action sociale s’impose en Europe.