Au lendemain de la Première puis de la Seconde Guerre mondiale, le contexte international est à l’essor du pacifisme et au désir de coopération internationale. Il s’incarne en particulier dans la création de nombreuses institutions internationales. Sur le modèle des États (notamment européens), des intellectuels, des poètes et des militants proposent de les doter de symboles – drapeaux, emblèmes, mais aussi hymne chanté – qui doivent exprimer l’identité et les valeurs de ces institutions nouvelles.
Les propositions d’hymnes pacifistes pour la SDN
La Société des Nations (SDN) est créée à Genève en 1919 dans la ferveur pacifiste qui suit la Première Guerre mondiale. Étonnamment, elle n’a jamais eu ni hymne ni drapeau. Il y a là un « trouble identitaire » qui témoigne de son impuissance à se définir en une identité claire. Pourtant, elle a reçu, entre 1919 et 1939, une trentaine de propositions spontanées d’hymnes, venant de particuliers d’Europe et d’Amérique du Nord. On peut, avec Carl Bouchard, les catégoriser en hymnes « négatifs », célébrant avec patriotisme la victoire des Alliés sur l’Allemagne, et hymnes « positifs », envisageant la paix comme un processus de rapprochement des peuples.
Mais la question de l’hymne est épineuse pour la SDN. Il y a bien sûr l’enjeu de la langue : quelle langue choisir pour les paroles ? Mais c’est aussi la conception même du texte qui pose problème : faut-il un hymne aux accents religieux, ou à l’universalisme laïc et républicain ? Ces deux tendances antagonistes s’observent parmi les différents textes reçus et il bien est difficile d’atteindre à l’universalité dans le texte d’une chanson, de satisfaire tous les États membres de l’organisation, chacun ayant sa sensibilité particulière.
Il apparaît en tout cas que, pendant l’entre-deux-guerres, les fonctionnaires de la SDN ne réagissent pas avec intérêt aux propositions d’hymnes qui leur sont envoyées par des particuliers, étant davantage attentifs aux lettres abordant des enjeux concrets comme celui du désarmement.
L’enthousiasme pour l’Unesco après 1945
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Organisation des Nations unies (ONU) prend la suite de la SDN. Elle est créée par la conférence de San Francisco (juin-septembre 1945) dans le même esprit pacifiste et universaliste de défense du droit international et de la négociation multilatérale. Elle comporte une quinzaine d’agences spécialisées, dont l’Unesco (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture), qui promeut la paix par l’enseignement et le dialogue culturel et artistique. La musique entre parmi ses attributions, et une importante ONG musicale, le Conseil international de la musique, lui est associée.
Un grand nombre de propositions d’hymnes pour l’ONU et pour l’Unesco sont spontanément envoyées de divers pays à l’Unesco, dès les premières années. Les auteurs sont des particuliers, des musiciens amateurs ou professionnels, des écoliers, des enseignants (notamment dans le cadre des « clubs Unesco » qui se développent alors dans les établissements scolaires), des militants associatifs humanistes. Ainsi, en 1951, un Britannique envoie un hymne de sa composition, intitulé « Unesco, lumière du savoir » :
« Unesco, châsse des Nations,
Par la Volonté du Ciel tu tiens
La sainte Lampe du Savoir
Pour éclairer et guider le Monde.
Guider le Monde vers la Paix, donc,
Est ta Destinée Divine ;
Unesco, Lumière du Savoir,
Continue à guider l’Humanité.
Unesco, Lumière du Savoir,
Tiens haut la Lampe de la Paix ;
Resplendissant sur tous les enfants de Dieu,
La Lumière doit être vue par le Monde entier.
Les yeux du Monde regardent,
La Lumière du Seigneur est ton guide ;
Mène l’Humanité vers les verts pâturages de Dieu,
Unesco, marche, marche devant ! »
Comme de nombreuses propositions envoyées par des Anglo-Saxons, ce texte est d’inspiration chrétienne et messianique. L’auteur y joint une lettre fervente, dans laquelle il fait l’éloge de « votre merveilleuse Organisation », qu’il considère comme l’« espoir du monde » – témoignant de l’enthousiasme sincère pour l’ONU et l’Unesco qu’on retrouve dans de nombreuses propositions.
Dès 1949, devant l’afflux spontané de chants envoyés à l’Unesco, son directeur général, Jaime Torres Bodet, propose à l’ONU que l’Unesco se charge d’organiser un concours. Il permettrait de sélectionner un chant qui deviendrait l’hymne officiel des Nations unies et de l’Unesco. Mais l’ONU répond que cette proposition pose « de nombreux problèmes, vu la grande diversité culturelle et linguistique des États membres ». Elle ajoute que l’Organisation ne cherche pas à se doter d’un hymne, ce qui déçoit les hommes de l’Unesco. Le Secrétaire général de l’ONU, le Norvégien Trygve Lie, encourage cependant l’agence culturelle à collecter des chansons et des hymnes « susceptibles d’être utilisés lors de la commémoration de la journée des Nations unies ».
L’Unesco continue dans les années 1950 et au début des années 1960 à recevoir de très nombreux hymnes, malgré ses explications répétées au public que « l’Unesco n’est pas en quête d’un hymne universel ». Outre des Américains, ce sont aussi des Britanniques, des Français, des Italiens, des Belges, qui font parvenir des hymnes, plus passionnés les uns que les autres.
Un hymne non officiel pour l’ONU
Finalement, en 1971, le projet d’hymne onusien semble aboutir. Le poète britannique W.H. Auden, un des hommes de lettres de premier plan du Royaume-Uni, rédige un poème qu’il intitule « Hymne aux Nations unies », et dont les paroles sont fondées sur le préambule de la Charte des Nations unies.
« […] Let music for Peace
Be the paradigm
For Peace means to change
At the right time,
As the World-Clock
Goes Tick- and Tock. [...] »
Le violoncelliste et compositeur espagnol Pablo Casals, homme de paix, militant antifasciste et antifranquiste, compose une musique sur ce poème, sans avoir jamais rencontré W.H. Auden. Il adresse leur projet à son ami U Thant, Secrétaire général birman de l’ONU à l’époque.
Le morceau est joué pour la première fois solennellement dans le hall de la salle l’assemblée générale de l’ONU à New York, à l’occasion de la journée des Nations unies, le 24 octobre 1971. W.H. Auden lit son poème tandis que Pablo Casals dirige l’orchestre. La performance est également diffusée en direct à la radio dans différents pays. L’œuvre ne suscite toutefois pas les échos espérés. Trop marquée par son origine européenne, elle se heurte aux évolutions de la fin des années 1960. Politiquement et philosophiquement, la prépondérance de la culture et des valeurs du Vieux Continent est remise en cause par la guerre froide, la décolonisation et l’émergence du « tiers-mondisme ». Artistiquement, l’affirmation des musiques extra-européennes et d’une nouvelle modernité (world music, rock), démodent son esthétique issue de la tradition symphonique européenne.
Bien que U Thant ait souhaité voir ce morceau devenir l’hymne officiel de l’ONU, cela n’est finalement pas été le cas, et l’ONU est toujours aujourd’hui dépourvue d’hymne. Toutefois, les nombreuses propositions ayant émané spontanément de particuliers, militants associatifs, musiciens professionnels ou grands artistes, notamment européens, sont une belle illustration de l’enthousiasme que suscitent l’ONU et ses valeurs humanistes parmi les Européens.
Malgré le refus de l’ONU d’adopter un hymne officiel, les nombreuses propositions envoyées par des Européens aux institutions des Nations unies reflètent l’esprit humaniste européen, héritier d’une longue tradition qui remonte à la Renaissance et aux Lumières : affirmation de la dignité et de l’égalité des hommes, désir de paix, d’entente et de coopération entre les pays, espoir de rapprocher les cultures et les nations.