Face aux millions d’enfants orphelins, déplacés et déracinés pendant la Seconde Guerre mondiale et à l’issue du conflit, de multiples lieux de placement sont ouverts dans différents pays d’Europe. Parmi eux, certains, sous l’appellation de « républiques d’enfants », mettent en avant des méthodes d’éducation démocratiques à des fins de reconstruction et se fédèrent en 1948, sous l’égide de la jeune Unesco, avant de progressivement tomber dans l’oubli.
Le renouveau d’une utopie pédagogique
Les républiques d’enfants puisent dans les principes de l’éducation nouvelle : l’intérêt de l’enfant, le travail, l’école active, l’autonomie de l’enfant et, en particulier, le self-government, qui repose sur la participation active des enfants, dans les tâches matérielles comme celles de l’administration. Ils deviennent de petits citoyens, élisent leur gouvernement et font fonctionner tribunaux, coopératives, journaux, parfois force de police et monnaie intérieure à l’établissement. La formule existe depuis le début du xxe siècle, développée dans le cadre scolaire, également auprès d’enfants orphelins ou délinquants. Ses racines sont multiples et se retrouvent dans une tradition libertaire, socialiste, sioniste, laïque, mais également catholique à travers la fameuse Boys Town du père Flanagan dans le Nebraska, ou encore protestante. Dès la fin des années 1930, conflits et persécutions ne nuisent pas à la pérennité du modèle au sein de maisons d’enfants dans l’Espagne en guerre ou encore pour de jeunes juifs allemands et autrichiens réfugiés en France.
Au fil de la Seconde Guerre mondiale, ces expériences se multiplient simultanément dans divers pays d’Europe afin d’accueillir des enfants victimes de la guerre et de contribuer à leur rééducation sous la bannière du « relèvement ». Au sein de cette mosaïque de villages d’enfants, l’un d’entre eux se distingue car il inclut également l’éducation à la compréhension internationale, accordant une importance aux différences nationales dans un objectif de paix. Ouvert en 1946, le village international d’enfants Pestalozzi à Trogen, en Suisse, est un projet à la fois humanitaire, pédagogique et architectural. Dans ce pays épargné par la guerre, le projet pédagogique s’appuie sur une fédération supranationale, la formation à la paix et à la démocratie dans une philosophie de la responsabilité chère à son fondateur Walter Robert Corti. En somme, un village rappelant le fédéralisme suisse, incarné par de grands chalets dont chacun abrite des orphelins d’une nation détruite par la guerre, y compris des anciens ennemis vaincus : Français, Allemands, Grecs, Hongrois, Tchécoslovaques, Italiens, Autrichiens, etc. Toute une petite Europe, voire un « village monde », comme le nomment des journalistes, qui très vite devient une vitrine et essaime, notamment en Allemagne.
Fédérer les républiques d’enfants
Le village d’enfants de Trogen aurait pu rester cantonné au monde philanthropique suisse s’il n’avait été repéré par l’Unesco, qui non seulement l’adopte comme symbole de sa politique de reconstruction mais décide aussi d’en faire le siège d’une rencontre internationale. En juillet 1948, à Trogen, convergent des directeurs de villages d’enfants ainsi que des experts de l’enfance et de l’éducation triés sur le volet. Au fil de ces journées de conférence, les discussions portent sur la création d’un vaste mouvement d’éducation visant au relèvement de l’Europe, qui tente d’établir un modèle commun au-delà des singularités de chaque expérience, bâti sur une pédagogie moderne, tenant compte des besoins des enfants victimes de la guerre, du profil des éducateurs et de leur formation (notamment le Cours international de moniteurs de homes d’enfants de Genève et les cours de perfectionnement pour équipes médico-pédagogiques des semaines internationales d’étude pour l’enfance victime de la guerre, à Lausanne), ainsi que des traitements médico-psychopédagogiques à prescrire aux enfants.
À l’issue de la conférence, les délégués fondent une Fédération internationale des communautés d’enfants (FICE), dont le président est le Dr Robert Préaut, fondateur et directeur du Hameau-école de l’Île-de-France à Longueil-Annel, près de Compiègne. Celle-ci doit agréger des institutions groupées sous l’appellation, qui désormais fait consensus, de « communautés d’enfants », soit, selon les statuts de la FICE, des « organisations éducatives ou rééducatives présentant un caractère permanent et fondées sur la participation active des enfants ou adolescents à la vie de la communauté, dans le cadre des méthodes d’éducation ou d’instruction modernes, et dans lesquelles la vie de famille se combine de diverses façons aux modalités de la vie collective ».
Dans son rôle de diffusion des principes d’une éducation à la compréhension internationale en actes, outre des stages internationaux d’éducateurs, la FICE organise des échanges entre enfants des communautés sous forme de camps internationaux. Le premier se déroule dans une des plus emblématiques des républiques d’enfants, à Moulin-Vieux, en août 1949. Si sa réalisation s’avère difficile, renforçant des dissensions autour du modèle du self-government, un second camp se tient l’année suivante au Luxembourg, puis un troisième et dernier en 1951, en Allemagne.
Un idéal à l’épreuve de la guerre froide
Si, au seuil des années 1950, la FICE s’étend géographiquement, notamment vers l’Allemagne et l’Autriche, puis en direction d’Israël, son développement territorial semble freiné à l’heure de la guerre froide. Le réseau des communautés d’enfants reste ancré en Europe occidentale. Se situant dans l’orbite de l’Unesco, la FICE doit affronter la politique de la chaise vide des pays de l’Est, dans ses instances comme dans ses manifestations internationales. L’idée d’un collectif supranational au sein des villages d’enfants, comme à Trogen, est elle-même entravée par des tensions idéologiques et politiques qui entraînent de la part de certains pays la volonté de rapatrier leurs jeunes ressortissants, comme ce sera le cas pour les enfants grecs, pris dans l’étau de la guerre civile, et polonais à partir de 1949. Enfin, au sein même de la FICE, les différends idéologiques affaiblissent un modèle pédagogique qui, pour certains, aurait des relents de collectivisme et de communisme.
Par ailleurs, dans un contexte de renationalisation repérable dès le milieu des années 1940 en Europe à travers le renforcement des systèmes de protection sociale, la tendance paraît être au repli sur chaque pays, affaiblissant l’idée première de formation à la démocratie et à la compréhension internationale par des républiques d’enfants. D’autant que la constitution de comités nationaux au sein de la FICE à partir de 1949 contribue à étioler le rêve internationaliste, accentuant les configurations nationales et des débats propres à chaque pays (emprise laïque en France, catholique en Italie, démêlés politiques en Suisse).
Enfin, alors qu’ils ont rencontré un grand engouement et se sont multipliés depuis la fin des hostilités, les villages d’enfants dans leurs différentes formes sont de plus en plus questionnés, quant à la réintégration des jeunes dans leur milieu d’origine à l’issue de leur placement et les méthodes pédagogiques employées. Certaines formes de self-government sont jugées factices et en décalage avec la position sociale qu’occuperont les jeunes une fois adultes, de même que le rôle des éducateurs est fréquemment jugé trop faible. Le caractère artificiel de ces communautés d’enfants, souvent repliées sur elles-mêmes, est pointé du doigt. Le modèle doit donc se réinventer au milieu des années 1950, s’ouvrant à des collectifs d’enfants désormais « inadaptés », qui ont remplacé les « enfants victimes de la guerre ». Il contribue à diluer l’éducation démocratique avec une visée internationale dans une simple pédagogie de groupe.
Si l’internationale des républiques d’enfants semble avoir fait son temps, d’autres formes d’apprentissage à la citoyenneté restent à l’ordre du jour, incarnées dans des conseils municipaux de jeunes, villages internationaux d’été, etc. En revanche, ce type d’accueil collectif pour des enfants poussés sur les chemins de l’exil par la guerre, ne semble plus correspondre aux critères de l’humanitaire ni de l’aide sociale, alors même que guerres et déplacements de population n’ont cessé depuis lors.