L’une des principales conséquences de l’essor des navigations et explorations à partir du xve siècle est le développement d’une cartographie marine. Si les Européens ne sont pas les seuls à avoir produit des cartes visant à documenter la navigation en mer, les navigations européennes de l’époque moderne conduisent à la standardisation de la cartographie nautique autour de modèles majoritairement européens. Cette standardisation est une conséquence directe de l’expansionnisme européen. La rivalité entre États engagés dans l’expansion pousse à produire des cartes de plus en plus précises. Ce travail de perfectionnement implique en même temps des emprunts et transferts de savoirs – par exemple des Ibériques vers les Hollandais. Les cartographes en viennent ainsi à produire des outils similaires car ils tendent vers les mêmes objectifs : administrer les territoires conquis, sécuriser les routes du commerce et produire une image du monde jugée conforme à la réalité. Cette standardisation est plus généralement l’un des aspects majeurs de la « révolution scientifique » en cours en Europe à l’époque moderne, sans équivalent de même ampleur dans d’autres pays du monde, faute d’avoir engagé un tel mouvement de projection vers le lointain.
Ce renouvellement de la production cartographique a cependant fait des émules hors d’Europe. À partir de la fin du xvie siècle, apparaissent en effet en Chine et au Japon de nouveaux types de cartes, influencés par les cartes nautiques européennes. Ce ne sont néanmoins pas de simples copies puisque le tracé des côtes et la toponymie en diffèrent parfois. Ces cartes nautiques sont donc des objets hybrides, produits de la projection impériale européenne et de la réponse apportée par les États d’Asie orientale à la reconfiguration globale des échanges à l’époque moderne. Ainsi, ces cartes nautiques permettent de documenter les premiers temps de ces transferts de connaissances, et témoignent d’une forme de co-construction des savoirs entre l’Europe et l’Asie.
La carte de John Selden : standards chinois et influence ibérique
La plus connue de ces cartes asiatiques est sans conteste une carte réalisée au début du xviie siècle, probablement au sein des cercles marchands chinois qui voyageaient entre la Chine méridionale, le Japon et l’Asie du Sud-Est. Elle est entrée en possession du juriste John Selden qui l’a léguée à l’Université d’Oxford en 1653. La représentation de routes commerciales maritimes, qui partent des principaux ports des Mers de Chine, rattache cette carte au genre des cartes nautiques. L’échelle, qui n’est pas centrée sur la Chine mais bien sur l’espace maritime qui s’étend de la Corée à Java, en est un témoignage supplémentaire. Les routes et ports représentés tout comme l’échelle adoptée indiquent que cette carte répond à des critères et des besoins propres à un public chinois. L’espace cartographié correspond à celui fréquenté par les navires chinois qui s’aventurent peu au-delà du détroit de Malacca ou à l’Est des Philippines. Le style choisi pour représenter les territoires émergés rappelle les cartes chinoises, avec la représentation stylisée de la topographie et d’une flore abondante. La Chine elle-même est dépeinte de manière similaire aux cartes réalisées et imprimées à la même époque en Chine.
Dans le même temps, l’apparence générale de la carte en fait également l’héritière des cartes nautiques européennes : on le voit tout particulièrement à la forme et aux proportions des territoires émergés, qui s’appuient vraisemblablement sur le savoir-faire développé entre autres par les cartographes portugais au contact des marchands malais et chinois. On relève néanmoins de légères différences : le tracé de Java, ou encore du golfe du Tonkin, est plus fidèle que dans nombre de cartes nautiques européennes de la même période, ce qui dénoterait une meilleure connaissance de ces territoires par les navigateurs chinois – même si dans le même temps, la représentation d’autres pays est en décalage avec les cartes de l’époque. Par exemple, la forme du Japon rappelle là aussi des cartes européennes, telles que celle de l’Asie orientale de Gérard Mercator de 1570, obsolète à l’époque de John Selden.
Influences croisées dans la cartographie marine japonaise
La carte de John Selden est un exemple unique de cartographie sino-européenne hybride. En comparaison, au Japon, les cas sont plus nombreux. En effet, une vingtaine de cartes peuvent être rattachées à des échanges nippo-européens, témoignant de l’adaptation d’une technique européenne aux besoins japonais.
A la fin du xvie siècle, les cartes nautiques japonaises semblent être des copies de portulans portugais : les toponymes en portugais y sont représentés, les techniques de représentation européennes (par exemple la rose des vents) sont utilisées, et l’échelle est celle de l’Estado da India (de la mer d’Arabie au Japon). Mais à partir des années 1610, comme sur la carte de John Selden, l’échelle se recentre sur la zone fréquentée par les marchands chinois et japonais. Le tracé des côtes, quant à lui, suit dans les grandes lignes l’évolution parallèle de la cartographie nautique européenne.
Il est difficile, faute de dates précises, d’établir le degré de modification opéré par les cartographes japonais vis-à-vis du ou des prototypes portugais. Mais il semble néanmoins que la forme du Japon ait été altérée de manière significative. Dès les années 1580-1590, les portulans japonais représentent un Japon reconnaissable, dont la principale caractéristique est une exagération de la courbure de l’île principale de Honshū. Les cartes européennes de la même époque représentent quant à elles un Japon dont Honshū a été amputée de sa partie septentrionale.
Pour opérer ces changements, les cartographes japonais ont été vraisemblablement influencés par la cartographie qui avait cours depuis plusieurs siècles dans l’archipel. En effet, le type le plus ancien de cartes du Japon est le type gyōki, qui se caractérise par une représentation schématique des provinces japonaises et des distances, un style arrondi typique et standardisé, mais une forme générale dans laquelle les îles de Honshū, Shikoku et Kyūshū sont reconnaissables. Le Japon, tel qu’il apparaît dans les portulans japonais, semble donc avoir été modifié à partir d’un savoir-faire local.
Si l’on observe un transfert de connaissances de l’Europe vers le Japon, l’inverse a également été vrai, quoique plus difficile à percevoir. En effet, la représentation de l’archipel connaît un bond qualitatif dans les cartes réalisées en Europe au tournant du xviie siècle. Il est fort probable que les contacts entre émissaires japonais et savants européens lors de l’ambassade de Tenshō, première mission diplomatique japonaise en Europe (1582-1590), aient joué un rôle. La carte florentine, réalisée par un Portugais en 1585, est sans conteste inspirée des cartes gyōki, dont elle partage les caractéristiques. Peu de temps après, la carte Iaponia insula du cartographe belge Abraham Ortelius (1598) est l’une des premières à présenter un Japon dont les trois îles principales sont reconnaissables, en croisant probablement les connaissances des navigateurs portugais et ce savoir-faire accumulé au contact des Japonais et de leurs cartes.
En définitive, la cartographie européenne, fondée sur un savoir en grande partie empirique, s’est donc construite non seulement avec le concours d’acteurs locaux (marchands chinois et malais) mais a pu également puiser dans la cartographie produite localement. Le travail de construction d’un savoir géographique globalisé, qui se standardise progressivement à l’époque moderne à partir d’une impulsion européenne, a donc été réalisé à plusieurs mains, dans un jeu d’influences croisées et d’emprunts réciproques.