L’allaitement en Europe au siècle des Lumières, des discours aux pratiques

Au siècle des Lumières, les débats philosophiques et médicaux sur l’allaitement se multiplient au sein des États d’Europe de l’Ouest face à l’inquiétude croissante d’une dépopulation toutefois contredite par l’arithmétique politique (raisonnement par les chiffres sur des sujets d’administration publique). Les enjeux démographiques imposent une réflexion sur les forts taux de mortalité infantile et l’encadrement de la naissance connaît des évolutions notables. Les matrones sont concurrencées par les chirurgiens-accoucheurs et leurs auxiliaires, les sages-femmes, tandis que les discours opposent d’anciennes et de nouvelles manières de prendre soin des parturientes et des nourrissons. Ces considérations, qui renvoient également aux discussions philosophiques sur la place de l’enfant et sur l’éducation, mènent les scientifiques à énoncer une sorte de continuum de bonnes pratiques allant du recours au chirurgien-accoucheur à la mise en place de l’allaitement maternel, en passant par l’abandon de l’emmaillotement.

Étienne Aubry, La visite à la nourrice, dernier quart du XVIIIe siècle, peinture à l’huile, Musée d’art et d’archéologie de Châlons-en-Champagne.
Étienne Aubry, La visite à la nourrice, dernier quart du xviiie siècle, peinture à l’huile, Musée d’art et d’archéologie de Châlons-en-Champagne. Source : Wikimedia Commons.
Jean-Laurent Mosnier, Femme allaitant, Paris, 1782, peinture à l’huile, Musée du Louvre.
Jean-Laurent Mosnier, Femme allaitant, Paris, 1782, peinture à l’huile, Musée du Louvre. Source : Wikimedia Commons.
Sommaire

Au siècle des Lumières, les débats sur l’allaitement opposent deux figures féminines. Alors que la mère allaitante est de plus en plus valorisée, les femmes des milieux populaires qui allaitent les enfants des milieux aisés – bourgeoisie et aristocratie – et des femmes pauvres des villes, les nourrices dites « mercenaires », sont largement critiquées. De mauvais soins, une forme d’irresponsabilité et un certain appât du gain leur sont imputés, les rendant en grande partie responsables de la mort des nourrissons. La question de la vénalité est importante car elle s’oppose, dans les discours, à la générosité de l’allaitement maternel, au lien « naturel » entre mère et enfant. Les nourrices semblent dès lors être l’obstacle principal à l’accroissement de la population quand bien même, dans les faits, la mortalité des nourrissons s'explique davantage par les conditions de transport et leur mauvaise santé au moment du placement que par leurs mauvais soins.

Le maintien du recours aux nourrices

En dépit de la prolifération et de la virulence des discours sur l’incompétence et la dangerosité des nourrices, l’allaitement « mercenaire » demeure la norme dans certains milieux sociaux européens, par tradition, mais aussi parce que cette méthode comporte divers avantages pour les femmes et les familles. Au sein des élites aristocratiques, la division du travail reproductif est valorisée en ce qu’elle garantit une certaine distinction sociale. Le sein aristocratique, comme celui des reines, ne saurait s’abandonner à de telles fonctions animales, volontiers laissées à de vigoureuses femmes de la campagne. L’allaitement « mercenaire » se développe même, tout au long de la période, au sein d’une bourgeoisie désireuse d’imiter les pratiques aristocratiques, mais aussi, par nécessité, dans les couches urbaines modestes. Cette pratique très répandue laisse à penser que les familles reconnaissaient aux nourrices un savoir-faire à même d’assurer la survie de l’enfant. Les écrits du for privé témoignent d’ailleurs d’une attention particulière dans le choix des nourrices, sélectionnées avec précaution selon des critères précis – réputation, bonne santé, rondeur et opulence du sein, régularité du caractère et honnêteté du comportement –, car le lait passe pour transmettre les dispositions physiques et morales. Ce choix relève bien souvent de discussions et de négociations au sein de la parenté, entre les mères et les belles-mères notamment. Sans résider pour la plupart dans les familles, les nourrices entrent pleinement dans la domesticité et des liens durables se construisent ainsi.

Outre la reconnaissance de leurs bons soins, le maintien du recours aux nourrices s’explique par les divers avantages qu’il procure aux femmes. Celles-ci disposent ainsi de temps pour travailler ou pour s’adonner à leurs activités sociales, leur permettant de maintenir leurs rôles et prérogatives. Déléguer le nourrissage à d’autres femmes ne signifie pas pour autant qu’elles délaissent moralement ou affectivement leurs enfants en bas âge, car nombre d’entre elles multiplient les attentions par des échanges réguliers ou des visites. Les pères y trouvent aussi un certain intérêt, alors que les prescriptions religieuses ou médicales interdisent ou déconseillent les relations sexuelles pendant l’allaitement. Les femmes de la parenté et en particulier les belles-mères y voient l’occasion de participer à la gestion de la descendance de leurs fils, en veillant ou même en supervisant les soins prodigués aux nourrissons. Les différentes configurations possibles lors d’une mise en nourrice induisent effectivement une implication multiple – et souvent féminine – dans l’organisation du travail reproductif ; cette pratique renvoie à des prérogatives familiales et sociales que l’allaitement maternel vient court-circuiter. Enfin, dans le contexte d’une critique croissante des modes de vie urbains, l’allaitement « mercenaire » constitue pour bon nombre de familles un moyen de garantir la santé de l’enfant. En le soustrayant à l’air vicié des villes, il leur permet de respirer l’air sain de la campagne où se fortifier.

L’allaitement maternel, les nouvelles mères et la concentration du travail reproductif

Les discours philosophiques (notamment rousseauistes) et scientifiques pro-allaitement maternel touchent toutefois, notamment dans la seconde moitié du xviiie siècle, les femmes sensibles à la promotion d’une nouvelle maternité, recentrée sur la mère. En plus de ses propriétés essentielles dans le nourrissage, le lait maternel passe pour créer un lien indéfectible entre la mère et l’enfant. L’allaitement maternel devient ainsi un devoir moral, mais aussi le gage d’une affectivité particulière qui cimente la cellule familiale. Les discours médicaux se parent aussi d’une dimension plus politique, faisant des mères allaitantes les régénératrices de la nation, celles par lesquelles adviendront les hommes nouveaux des Lumières. La promotion de l’allaitement maternel implique donc une revalorisation du rôle social des mères qui les enferme cependant dans des tâches strictement reproductives. Celles-ci sont décrites comme naturelles, dans une lecture fonctionnaliste du corps féminin : l’allaitement maternel constitue un « fait de nature » et non un « fait social ». Pour leur propre santé, les femmes sont ainsi exhortées à suivre les « vœux de la nature », sans quoi elles s’exposeraient à diverses pathologies de pléthore (liées à un défaut d’évacuation du lait causant diverses obstructions).

C’est ainsi que se développe la « mode de la mamelle », selon l’expression de Félicité de Genlis (1746-1830), parmi les élites bourgeoises et aristocratiques et jusqu’aux milieux de cour. Tandis que cette pratique constitue la norme au sein de la paysannerie européenne, dans les milieux aisés, l’allaitement maternel touche les familles sensibles aux écrits de Rousseau et les femmes soucieuses de se conformer à la figure de la mère éclairée, prévenante et soignante, attentive aux conseils des médecins. Ces nouvelles mères deviennent un rouage indispensable à la médicalisation de l’enfance et constituent le vivier des intermédiaires susceptibles de répandre les nouveaux préceptes médicaux et hygiéniques. Certaines rousseauistes s’engagent corps et âme pour la promotion de l’allaitement maternel à destination des femmes du peuple notamment, en créant des associations féminines dès la fin du siècle dans les grandes villes, comme la Société de charité maternelle à Paris, l’Hôpital de la maternité de Westminster, ou en rédigeant des ouvrages comme celui d’Anel Le Rebours et son Avis aux mères (1767) paru sous le patronage du médecin suisse Samuel-Auguste Tissot (1728-1797). La plupart choisissent toutefois la promotion par l’exemple en allaitant leurs enfants. Le surinvestissement du statut maternel est pour elles l’occasion de gagner en considération sociale en participant à la consécration des vertus et attributions féminines menant à une forte concentration du travail reproductif.

Quel que soit le mode d’allaitement privilégié, le corps féminin demeure au centre des préoccupations de la parenté, car il est un outil de reproduction de la lignée. Le contrôle qui s’exerce sur lui révèle une multiplicité de rapports sociaux relatifs à la vie conjugale mais aussi familiale (la belle-mère notamment ayant beaucoup à perdre dans la concentration du travail reproductif), aux interactions entre médecins et mères, mères et nourrices (mêlant bien souvent rapports de pouvoirs, de savoirs et de classes). L’allaitement n’est toutefois en rien une affaire privée, il est compris par les États européens comme un des éléments d’une ambition populationniste plus globale : des méthodes de nourrissage dépendent la force et le nombre des futurs sujets et donc le maintien des prééminences nationales et des hiérarchies coloniales.

Citer cet article

Nahema Hanafi , « L’allaitement en Europe au siècle des Lumières, des discours aux pratiques », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 02/03/22 , consulté le 26/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21762

Bibliographie

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