Pourquoi des femmes font-elles le choix d’émigrer en Angleterre pendant la Révolution française ?

Au cours de la Révolution, 150 000 personnes quittent le territoire français. Parmi elles, plusieurs dizaines de milliers prennent la direction de l’Angleterre et des îles Anglo-Normandes, qui deviennent, en raison de leur proximité, une destination privilégiée pour celles et ceux qui fuient les troubles de la période révolutionnaire. Si la figure stéréotypée du noble émigré contre-révolutionnaire a longtemps dominé les représentations de l’émigration, de récents travaux ont montré la présence de femmes émigrées issues de catégories sociales variées au sein de ces flux migratoires. Loin de se résumer au cas de la victime contrainte à l’exil, l’émigration féminine apparaît comme un phénomène complexe, motivé par une pluralité de facteurs de nature politique, religieuse et économique. Pendant leur exil, les émigrées mettent à profit leurs compétences pour développer des activités qui leur permettent de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille.

Isaac Cruikshank, <em>Salus in Fuga, la France se purge petit à petit</em>, 1790, estampe.
Isaac Cruikshank, Salus in Fuga, la France se purge petit à petit, 1790, estampe.
Robert Sayer, A New and Exact Plan of the Cities of London and Westminster, 1782, Boston Public Library.
Robert Sayer, A New and Exact Plan of the Cities of London and Westminster, 1782, Boston Public Library. Source : Digital Commonwealth Massachussets Collections Online.
Adélaïde d’Osmond, comtesse de Boigne (1781-1866), est une célèbre émigrée en Angleterre. Elle a laissé des mémoires, dont une partie concerne son émigration à Londres. Jean-Baptiste Isabey, Portrait d’Adélaïde d’Osmond, 1810, peinture. Musée des Beaux-Arts de Chambéry.
Adélaïde d’Osmond, comtesse de Boigne (1781-1866), est une célèbre émigrée en Angleterre. Elle a laissé des mémoires, dont une partie concerne son émigration à Londres. Jean-Baptiste Isabey, Portrait d’Adélaïde d’Osmond, 1810, peinture. Musée des Beaux-Arts de Chambéry. Source : Wikimedia Commons.
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L’Angleterre, une destination privilégiée pour les émigrées

Entre 1789 et 1800, près de 150 000 personnes quittent la France pour fuir les troubles révolutionnaires ou combattre la révolution de l’extérieur. Les émigrés se rendent dans le Saint-Empire romain germanique, en Suisse, dans les Provinces-Unies, en Espagne, au Portugal, dans la péninsule Italienne, en Russie ou aux États-Unis. Tenant compte de la proximité géographique et de la bienveillance du gouvernement britannique pour les réfugiés politiques et religieux, plusieurs centaines d’émigrés font le choix de l’Angleterre et des îles Anglo-Normandes dès 1789. Le nombre d’arrivées augmente considérablement après les massacres de septembre 1792, puis avec la déclaration de guerre de la France contre l’Angleterre le 1er février 1793.

Les femmes qui émigrent en Angleterre sont originaires de Bretagne, de Normandie, du nord de la France et de Paris. Leur choix s’explique notamment par l’image de terre d’accueil des réfugiés politiques et religieux dont bénéficie le royaume britannique depuis l’émigration huguenote de la fin du xviie siècle. Dans le cas des femmes de la noblesse, l’attrait pour l’Angleterre est renforcé par des liens personnels entretenus lors de fréquents voyages entre les deux pays. Les femmes nobles se déplacent principalement avec leur famille, leurs enfants et leurs domestiques, ou avec d’autres familles nobles. Suite à la mort ou à l’emprisonnement de leur époux, certaines font le choix d’un exil solitaire, à l’instar de la veuve Julie Berthe, dont le mari est incarcéré à Boulogne-sur-Mer « pour avoir pris le parti de la Religion et du Roi ». Sa mort en prison pousse la veuve à s’exiler en Angleterre en 1792. Lorsqu’elles se déplacent seules, les émigrées ont parfois recours au travestissement. Dans son journal d’émigration, le peintre Henri-Pierre Danloux cite l’exemple de madame de Lauzun, qui traverse la Manche déguisée en pêcheur.

À partir de 1793, Londres devient la destination privilégiée des émigrés et un centre majeur de la contre-révolution. Les femmes y représentent 35 % des émigrés et, parmi elles, plus de la moitié sont des nobles. On compte aussi un grand nombre de femmes au service de la noblesse : les servantes, cuisinières et femmes de chambre représenteraient jusqu’à 10 % des effectifs totaux des émigrés installés à Londres. Celles travaillant dans l’artisanat ou dans le commerce de luxe, également en lien avec les émigrés de la noblesse, sont aussi très nombreuses en Angleterre. Au sein de la capitale, la répartition géographique s’effectue selon des critères socio-économiques. Les quartiers de Marylebone, Richmond et Hampstead accueillent les populations aisées. À l’inverse, les quartiers périphériques tels Saint Pancras, Somerstown et Saint George’s Fields rassemblent les émigrés les plus pauvres, les veuves, les membres de la petite noblesse provinciale et les domestiques. Le quartier de Soho, où la densité d’émigrés français est la plus forte, apparaît comme un lieu de rassemblement pour celles et ceux qui cherchent à obtenir des nouvelles de France. Hors de Londres, les émigrés et leur famille s’installent dans des villes littorales comme Southampton et Bath, ou proches de la capitale comme Reading.

L’émigration féminine, le reflet d’un engagement politique ?

Les raisons qui poussent ces femmes à quitter la France révolutionnaire sont multiples. Chez les femmes nobles, l’émigration s’apparente à l’expression d’un engagement contre-révolutionnaire. Elles revendiquent fièrement leur attachement à la monarchie et à la religion catholique. Marie-Joséphine Huart de la Croix, originaire du Languedoc, émigre de France en 1792 après avoir « fait tous les sacrifices qui étaient en son pouvoir pour la cause de la religion et de son roi ».

Cependant, l’émigration féminine ne peut pas être réduite à une dimension politique. Pour beaucoup de femmes, elle est avant tout le résultat d’une tentative de fuir les violences liées à la guerre et aux troubles sociaux qui ponctuent la période révolutionnaire. Certaines redoutent ces épisodes de violence, comme Augustine Briand, installée à Londres, qui explique en 1796 à l’évêque de Tréguier qu’elle a dû « sortir de France pour se soustraire aux fureurs de la Révolution ». Cela est particulièrement sensible après les massacres des 2 au 7 septembre 1792, durant lesquels des prisonniers royalistes et de droit commun sont assassinés. En ce qui concerne les femmes de chambre et les domestiques, l’émigration est souvent provoquée par la nécessité de suivre leur maître pour conserver leur emploi. Augustine Godard, femme de chambre de la marquise de Tramecourt, émigre avec sa maîtresse à Jersey en 1791, avant de la suivre à Londres où elle continue à la servir.

Difficultés quotidiennes et stratégies d’adaptation

Arrivées en Angleterre, les émigrées font face à une importante précarité économique. Elles déplorent la cherté des logements et des soins médicaux, et doivent contracter des dettes pour survivre. Si ces difficultés ne sont pas propres aux émigrées, elles sont systématiquement mises en avant dans leurs correspondances, les femmes étant, du fait de leur rôle social au sein de la famille, responsables de l’approvisionnement alimentaire et des soins. La presse anglaise des années 1790 relate des cas de Françaises mortes en couches faute de soins dans le quartier de Saint George’s Fields. Pour les femmes de la noblesse, l’enjeu est moins la survie que la conservation de leur train de vie.

La variété des activités exercées par les émigrées témoigne de leur capacité d’adaptation malgré les difficultés de l’exil. Même si le français est largement parlé dans l’Angleterre des années 1790, la pratique de l’anglais constitue une barrière pour les moins éduquées, qui sont souvent contraintes de travailler chez elles. Les émigrées bénéficient de la francophilie des élites locales. Les journaux anglais comme le quotidien The Morning Post publient dès 1791 des dizaines de petites annonces de familles anglaises recherchant des femmes de chambre ou des gouvernantes françaises, réputées excellentes pédagogues. D’autres émigrées donnent des cours de français ou de musique. La jeune harpiste Mademoiselle Mérelle, endettée, tente de rembourser ses emprunts en donnant des leçons de musique et des concerts. Certaines se tournent vers l’écriture, comme Adélaïde de Souza, comtesse de Flahaut, arrivée à Londres en 1792 avec son fils. Les romans qu’elle écrit entre 1794 et 1797 lui permettent de vivre pendant l’émigration. À l’opposé des représentations caricaturales qui présentent les émigrés comme oisifs, l’historienne Karine Rance souligne au contraire les innovations dont ils et elles font preuve durant leur exil. Souvent invisibilisé, le travail des femmes durant cette période constitue pourtant un complément de revenu indispensable à la survie du ménage.

Face aux difficultés de l’exil, les œuvres charitables anglaises versent une aide financière importante aux émigrés. En 1793, le gouvernement anglais met en place le French Refugees Relief Committee, un comité délivrant des pensions régulières ou extraordinaires aux émigrés. Le comité joue un rôle d’assistance et de surveillance : s’il permet de recenser la population émigrée, il sert également à contrôler les bénéficiaires qui peuvent se voir priver de secours en cas de comportement suspect, déviant ou illégal. Dans des lettres adressées à cette administration, les femmes émigrées supplient le comité de leur fournir un secours pour accoucher, payer des soins médicaux ou encore les aider à subvenir aux besoins de leurs enfants à charge.

Les premiers retours d’émigrés en France ont lieu à la fin de la Terreur, en raison de la mise en place d’une législation moins répressive. Sous le Consulat, le sénatus-consulte du 26 avril 1802 décrète l’amnistie générale des émigrés et enclenche une deuxième vague de retours massifs, jusqu’en 1814.

Citer cet article

Maria Goupil-travert , « Pourquoi des femmes font-elles le choix d’émigrer en Angleterre pendant la Révolution française ? », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 12/04/22 , consulté le 26/04/2024. Permalien : https://ehne.fr/fr/node/21814

Bibliographie

Carpenter, Kirsty, Refugees of the French Revolution : Émigrés in London, 1789-1802, Suisse, Palgrave MacMillan, 1999.

Rance, Karine, « L’historiographie de l’émigration », dans Philippe Bourdin (dir.), Les noblesses françaises dans l’Europe de la Révolution, Rennes, PUR, 2010, p. 355-368.

Reboul, Juliette, French Emigration in Great Britain in Response to the French Revolution, Suisse, Palgrave MacMillan, 2017.

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