L’Angleterre, une destination privilégiée pour les émigrées
Entre 1789 et 1800, près de 150 000 personnes quittent la France pour fuir les troubles révolutionnaires ou combattre la révolution de l’extérieur. Les émigrés se rendent dans le Saint-Empire romain germanique, en Suisse, dans les Provinces-Unies, en Espagne, au Portugal, dans la péninsule Italienne, en Russie ou aux États-Unis. Tenant compte de la proximité géographique et de la bienveillance du gouvernement britannique pour les réfugiés politiques et religieux, plusieurs centaines d’émigrés font le choix de l’Angleterre et des îles Anglo-Normandes dès 1789. Le nombre d’arrivées augmente considérablement après les massacres de septembre 1792, puis avec la déclaration de guerre de la France contre l’Angleterre le 1er février 1793.
Les femmes qui émigrent en Angleterre sont originaires de Bretagne, de Normandie, du nord de la France et de Paris. Leur choix s’explique notamment par l’image de terre d’accueil des réfugiés politiques et religieux dont bénéficie le royaume britannique depuis l’émigration huguenote de la fin du xviie siècle. Dans le cas des femmes de la noblesse, l’attrait pour l’Angleterre est renforcé par des liens personnels entretenus lors de fréquents voyages entre les deux pays. Les femmes nobles se déplacent principalement avec leur famille, leurs enfants et leurs domestiques, ou avec d’autres familles nobles. Suite à la mort ou à l’emprisonnement de leur époux, certaines font le choix d’un exil solitaire, à l’instar de la veuve Julie Berthe, dont le mari est incarcéré à Boulogne-sur-Mer « pour avoir pris le parti de la Religion et du Roi ». Sa mort en prison pousse la veuve à s’exiler en Angleterre en 1792. Lorsqu’elles se déplacent seules, les émigrées ont parfois recours au travestissement. Dans son journal d’émigration, le peintre Henri-Pierre Danloux cite l’exemple de madame de Lauzun, qui traverse la Manche déguisée en pêcheur.
À partir de 1793, Londres devient la destination privilégiée des émigrés et un centre majeur de la contre-révolution. Les femmes y représentent 35 % des émigrés et, parmi elles, plus de la moitié sont des nobles. On compte aussi un grand nombre de femmes au service de la noblesse : les servantes, cuisinières et femmes de chambre représenteraient jusqu’à 10 % des effectifs totaux des émigrés installés à Londres. Celles travaillant dans l’artisanat ou dans le commerce de luxe, également en lien avec les émigrés de la noblesse, sont aussi très nombreuses en Angleterre. Au sein de la capitale, la répartition géographique s’effectue selon des critères socio-économiques. Les quartiers de Marylebone, Richmond et Hampstead accueillent les populations aisées. À l’inverse, les quartiers périphériques tels Saint Pancras, Somerstown et Saint George’s Fields rassemblent les émigrés les plus pauvres, les veuves, les membres de la petite noblesse provinciale et les domestiques. Le quartier de Soho, où la densité d’émigrés français est la plus forte, apparaît comme un lieu de rassemblement pour celles et ceux qui cherchent à obtenir des nouvelles de France. Hors de Londres, les émigrés et leur famille s’installent dans des villes littorales comme Southampton et Bath, ou proches de la capitale comme Reading.
L’émigration féminine, le reflet d’un engagement politique ?
Les raisons qui poussent ces femmes à quitter la France révolutionnaire sont multiples. Chez les femmes nobles, l’émigration s’apparente à l’expression d’un engagement contre-révolutionnaire. Elles revendiquent fièrement leur attachement à la monarchie et à la religion catholique. Marie-Joséphine Huart de la Croix, originaire du Languedoc, émigre de France en 1792 après avoir « fait tous les sacrifices qui étaient en son pouvoir pour la cause de la religion et de son roi ».
Cependant, l’émigration féminine ne peut pas être réduite à une dimension politique. Pour beaucoup de femmes, elle est avant tout le résultat d’une tentative de fuir les violences liées à la guerre et aux troubles sociaux qui ponctuent la période révolutionnaire. Certaines redoutent ces épisodes de violence, comme Augustine Briand, installée à Londres, qui explique en 1796 à l’évêque de Tréguier qu’elle a dû « sortir de France pour se soustraire aux fureurs de la Révolution ». Cela est particulièrement sensible après les massacres des 2 au 7 septembre 1792, durant lesquels des prisonniers royalistes et de droit commun sont assassinés. En ce qui concerne les femmes de chambre et les domestiques, l’émigration est souvent provoquée par la nécessité de suivre leur maître pour conserver leur emploi. Augustine Godard, femme de chambre de la marquise de Tramecourt, émigre avec sa maîtresse à Jersey en 1791, avant de la suivre à Londres où elle continue à la servir.
Difficultés quotidiennes et stratégies d’adaptation
Arrivées en Angleterre, les émigrées font face à une importante précarité économique. Elles déplorent la cherté des logements et des soins médicaux, et doivent contracter des dettes pour survivre. Si ces difficultés ne sont pas propres aux émigrées, elles sont systématiquement mises en avant dans leurs correspondances, les femmes étant, du fait de leur rôle social au sein de la famille, responsables de l’approvisionnement alimentaire et des soins. La presse anglaise des années 1790 relate des cas de Françaises mortes en couches faute de soins dans le quartier de Saint George’s Fields. Pour les femmes de la noblesse, l’enjeu est moins la survie que la conservation de leur train de vie.
Face aux difficultés de l’exil, les œuvres charitables anglaises versent une aide financière importante aux émigrés. En 1793, le gouvernement anglais met en place le French Refugees Relief Committee, un comité délivrant des pensions régulières ou extraordinaires aux émigrés. Le comité joue un rôle d’assistance et de surveillance : s’il permet de recenser la population émigrée, il sert également à contrôler les bénéficiaires qui peuvent se voir priver de secours en cas de comportement suspect, déviant ou illégal. Dans des lettres adressées à cette administration, les femmes émigrées supplient le comité de leur fournir un secours pour accoucher, payer des soins médicaux ou encore les aider à subvenir aux besoins de leurs enfants à charge.
Les premiers retours d’émigrés en France ont lieu à la fin de la Terreur, en raison de la mise en place d’une législation moins répressive. Sous le Consulat, le sénatus-consulte du 26 avril 1802 décrète l’amnistie générale des émigrés et enclenche une deuxième vague de retours massifs, jusqu’en 1814.